Passer au contenu

Coalition inédite en Italie : Mario Draghi sur une corde bien sensible

Gouverner dans des coalitions, contrairement à la France, est coutume en Italie. Cependant, une telle ampleur de gouvernement semble inédite, même pour les Italiens. Rassemblant de l’extrême-droite à la gauche, en passant par le parti antisystème, la prouesse du nouveau gouvernement de Mario Draghi d’englober tout le spectre politique est un pari risqué. Il est intéressant d’observer que des dynamiques distinctes peuvent légitimer la possibilité d’une réussite, avec néanmoins l’ombre d’un possible échec, en pleine crise sanitaire et économique, qui mettrait le pays encore un peu plus en difficulté. 

 

Une union derrière un homme : Mario Draghi

Si le président Sergio Mattarella a choisi l’option Mario Draghi, ce n’est bien sûr pas par hasard. Alors que le petit parti Italia Viva (IV ; centriste) dirigé par l’ancien président du conseil Matteo Renzi a fait chuter, malgré son petit poids (mais son caractère de pivot au sein du gouvernement), la dernière coalition gouvernementale entre la gauche du Parti démocrate (PD) et le Mouvement 5 étoiles (M5S) (antisystème), le choix de Mario Draghi s’est imposé comme un profil sûr et assez populaire.

En Italie Mario Draghi est la réussite technocratique par excellence. De 1991 à 2001, Draghi a réussi la prouesse de rester pendant 10 ans Directeur général du Trésor en Italie, peu importe la couleur du gouvernement. Ce dernier a par la suite été Gouverneur de la Banque d’Italie entre 2006 et 2011 pour devenir de 2011 à 2019 Gouverneur de la Banque centrale européenne. Ce parcours marqué par de grandes réussites face aux grands chantiers auxquels il a fait face (il est considéré par certains comme le sauveur de l’Euro) donne un profil rassurant sérieux et utile dans un contexte de crise tel que celui présent en Italie, qui connaît une récession de 8,9% de son PIB, une des baisses les plus fortes d’Europe.

De plus, son côté résolument italien mais également européen, voire mondial (il a fait une partie de ses études au MIT aux Etats-Unis) rassure, alors que l’Italie va devoir gérer l’enveloppe de 209 milliards d’Euros du plan de relance européen pour sortir de la crise.

La Chambre des députés

Ce profil a donc fortement séduit dans certains milieux politique, à commencer par la gauche et le centre, du PD à IV de Matteo Renzi, séduits par le caractère européen et keynésianiste du personnage. La droite modérée a également suivi avec le parti Forza Italia (De Berlusconi). Celui-ci, en difficulté dans sa popularité, se contente d’un profil comme celui-là dans une situation compliquée qui appelle selon un bon nombre de la classe politique à une vaste union politique.

Des promesses politiques dans une volonté unificatrice

Alors que la gauche et la droite modérée ne semblaient pas les plus durs à convaincre, cette coalition qui va de la gauche à l’extrême droite, en passant par le Mouvement 5 étoiles (M5S) (antisystème) interroge sur les motivations de ces deux dernières parties du spectre politique.

Alors que tous les partis mettent en avant un sens de la responsabilité et une volonté unificatrice qui a mené à l’idée de cette coalition, une participation aussi large de différentes forces politiques reste quasiment inédite et pose question.

Voir La Ligue, le parti d’extrême droite dirigée par Matteo Salvini, soutenir un gouvernement européiste ne peut qu’interroger, surtout après les propos tenus par Salvini marquant au départ un certain respect pour Mario Draghi puis suivi, de manière assez inattendue, d’une inflexion de son parti sur l’Euro avec l’idée de « rester en Europe la tête haute ». Se présentant comme pragmatique dans son acceptation de soutenir Mario Draghi comme président du conseil, la bascule européenne de Salvini est en réalité le fruit d’un processus plus long.

Sa position europhobe, bien qu’elle lui ait permis de ramener la Ligue d’un parti en voie de disparition à l’un des plus puissants d’Italie, constitue aujourd’hui un certain frein avec des oppositions jusqu’au sein de son parti avec Giancarlo Giorgetti ; très populaire et soutenu par le milieu des affaires en Lombardie, qui incarne lui une position bien plus modérée au sein du parti. Alors que Draghi souhaite que son gouvernement se place sous l’égide de l ’« irréversibilité de l’euro », Salvini joue sur le fil politique de critiques européennes et d’une acceptation du gouvernement Draghi ; coincé entre une aile modérée de son parti et la position clairement anti-européenne du parti d’extrême droite souverainiste Frère d’Italie, dans l’opposition au gouvernement Draghi.

Matteo Salvini, leader de la Ligue

Alors qu’il semblait bien positionné pour profiter de cette crise, Salvini se retrouve dans un espace politique étroit et soutient Draghi quand ce dernier appelle à une limitation migratoire tout en restant dans un certain flou politique européen. Salvini se présente comme pragmatique et voulant le bien de l’Italie. Cette posture politique, qu’elle soit sincère ou non, l’entraîne dans un espace politique où il semble plus en mesure de perdre que de gagner.

Mais encore plus étonnant, le mouvement 5 étoiles, premier parti d’Italie à la Chambre des députés, semble lui dans une situation encore plus délicate, qui pourrait aboutir à une réelle explosion. Alors que ce parti s’est construit en opposition frontale avec les élites technocrates, ce dernier se retrouve à faire partie d’un gouvernement dirigé par l’une des caricatures les plus poussées de l’élite italienne. Un reniement qui s’est déjà vu lorsque depuis 2018, ce parti a fait successivement partie d’un gouvernement anti-européen avec la Ligue, puis à un gouvernement pro-européen avec la coalition de gauche.

Du côté du M5S, on se défend d’un certain pragmatisme politique avec Luigi Di Maio, ancien dirigeant du mouvement et Ministre sous tous les gouvernements, peu importe leur orientation depuis 2018, avec une reconduction aux Affaires étrangères sous Draghi. Cependant, la pilule a du mal à passer face au ressenti d’une certaine trahison de la part des militants au point que Beppe Grillo (fondateur du mouvement et ancien humoriste) a dû intervenir pour pousser les militants à accepter cette coalition lors du vote en ligne à leur destination accepté à 59% avec une question plus qu’alambiquée : « Es-tu d’accord pour que le mouvement soutienne un gouvernement technico-politique prévoyant un super-ministère de la transition écologique et défendant les principaux résultats obtenus par le mouvement, avec les autres forces politiques indiquées par le président du conseil désigné Mario Draghi ? ».

Alors que la popularité de ce mouvement est en forte baisse avec des intentions de votes dans les sondages plus de 2 fois moins importantes que lors des élections de 2018, la fronde commence à apparaitre avec des critiques fortes de la part de cadres du mouvement, au point que certains dans le parti ont décidé de ne pas voter la confiance au gouvernement Draghi. A vouloir gouverner à tout prix depuis 2018, le parti s’est engagé sur un chemin périlleux où seulement 2 issues semblent possibles : une explosion ou une résurrection assez miraculeuse, peut-être en passant par l’écologie comme cheval de bataille.

Un gouvernement entre apolitisme, tout politique et sens politique

Mario Draghi n’a pas un profil politique classique, et est davantage vu comme un super technicien, cependant il fait preuve pour le moment d’un sens politique voire d’une idée politique générale qui a permis la création d’une si large coalition.

Des gouvernements de large coalition pour faire face aux crises, l’Italie en a déjà connu avec le dernier en date, le gouvernement Monti entre 2012 et 2013, pour faire face à une défiance financière forte. Ce gouvernement Monti avait fait le choix d’un gouvernement complètement apolitique avec des ministres technocrates, sous une étiquette indépendante. Le gouvernement Monti a plutôt essuyé un échec dans cette configuration. Mario Draghi a choisi pour sa part en équilibre entre apolitisme et politique. Certains postes clefs, trop sujets à débat, ont fait opter Draghi pour des profils techniques, comme c’est le cas en nommant son vieil ami Daniele Franco issu de la Banque d’Italie à l’Economie et aux Finances, ou encore Luciana Lamorgese à l’intérieur, présente dans l’ancien gouvernement et qui s’est montrée compétente pour gérer et apaiser les tensions sur l’Immigration en Italie depuis son arrivée à ce poste. Ou encore Marta Cartabia à la justice, afin d’éviter les fortes tensions entre le M5S et la droite sur la justice.

Cependant, malgré ce choix à certains postes clefs, Mario Draghi a préféré donner une coloration majoritairement politique à son gouvernement avec 3 ministres de Forza Italia, 3 pour la Ligue dont Giancarlo Giorgetti au poste stratégique du développement économique, dont la ligne modérée du chef de file de la Ligue au gouvernement met Salvini dans une position difficile. Le Parti Démocrate obtient également 3 ministères auxquels s’ajoutent pour la coalition de gauche une ministre pour le parti centriste Italia Viva et le ministère de la santé pour le parti le plus à gauche de la coalition : Libres et égaux qui était déjà présent dans le dernier gouvernement. A ces ministres s’ajoutent 4 ministres du M5S, donc l’ancien chef de file et toujours hyper influent Luigi Di Maio aux affaires étrangères.

Luigi di Maio, ministre des Affaires Etrangères

Ce travail, pour dépassionner certains débats au sein de sa large coalition avec des postes clefs sur des profils techniciens est combiné à des profils politiques afin de s’assurer un soutien de l’ensemble des forces de sa coalition, une certaine intelligence dans la formation de ce gouvernement qui permet pour le moment de former cette coalition.

Cette dernière, bien qu’aidée par une formation gouvernementale équilibrée, s’est aussi appuyée sur certains thèmes afin de pouvoir se mettre en place et essayer de perdurer. Alors que l’appel au sens des responsabilités domine, ce dernier ne peut suffire à unir des partis si différents avec des objectifs aussi antagonistes. Alors que la position européiste assez inhérente à la personnalité de Draghi et martelée par ce dernier reçoit en plus un écho dans l’enveloppe européenne d’aide de 209 milliards, cette prise de position politique n’est pas suffisante du tout pour une union aussi large. Draghi a donc promis au M5S un grand ministère de l’écologie avec une centralité de ce thème, idée qui s’est vue lors du vote de ralliement du M5S au gouvernement. Draghi s’est même engagé sur une gestion de l’immigration pour s’assurer un ralliement de La Ligue. Tous ces thèmes présents lors du discours de Draghi au Sénat ont donc provoqués un par un des applaudissements de la part de chaque partie de sa coalition porteuse de ses thèmes. Voilà donc une gestion bien politique de la part de quelqu’un présenté comme n’ayant pas véritablement d’étiquette politique.

En plus de sa position indubitablement européenne, Draghi a choisi de marteler 2 autres points moins clivés lors de sa prise de parole au Sénat que sont l’urgence de la lutte contre la pandémie, avec un accent porté sur la campagne de vaccination, et l’impératif de « reconstruction » du pays, par la réalisation d’un effort collectif comparable à celui de l’après-guerre.

Cette référence à l’après-guerre et les coalitions assez larges qui ont suivi semblent être le modèle de Draghi qui a martelé l’idée d’union comparablement à la période d’après-guerre. Alors que Draghi arrive avec un profil technicien et assez apolitique, il a en réalité usé d’un véritable sens politique pour s’assurer de cette coalition. Draghi n’est-il pas en train de créer sa propre voie politique ? Peut-être, et celle-ci, alors qu’elle permet pour le moment une union, pourrait en cas de clivage trop important marquer la fin de cette union.

Une confiscation démocratique ?

Alors que le président Sergio Mattarella a préféré la constitution d’un nouveau gouvernement sous la commande de Mario Draghi, il a par conséquent mis sur le côté l’autre solution qu’était la mise en place de nouvelles élections générales. Cependant, le bon vouloir de la quasi-totalité du spectre politique ne peut s’analyser sans observer les intérêts politiques et électoraux de ces partis.

En effet, le M5S pourtant très divisé sur la question d’un soutien à Mario Draghi ne peut se permettre le risque de créer une crise politique nécessitant de nouvelles élections générales. En effet, alors que ce parti est numériquement le premier parti à la Chambre des députés (190 députés) et qu’il avait obtenu plus de 32% des voix en 2018, est en chute libre et n’est plus crédité que de 15%, de quoi décourager des volontés de recours à des élections dans un temps court.

Le parti de droite Forza Italia, bien que n’ayant pas connu la même situation politique que le M5S, est pourtant également dans une situation électorale compliquée, avec un score dans les sondages de 7%, soit 2 fois moins que les 14% obtenus lors des dernières élections en 2018.

Reste alors le Parti Démocrate, ainsi que le reste de la coalition de gauche dont le PD est l’élément central qui lui, reste sur des niveaux similaires à 2018.

La Ligue de Matteo Salvini, serait aujourd’hui potentiellement bénéficiaire de nouvelles élections. Créditée aujourd’hui de 24% la Ligue deviendrait potentiellement le premier parti d’Italie et améliorerait son score de 2018 de près de 7 points (17,35%). Cependant la Ligue est en perte de vitesse après avoir été créditée de plus de 35% à l’été 2019.

Frères d’Italie, parti néofasciste

Au final, le seul potentiel bénéficiaire clair de nouvelles élections serait le parti d’extrême droite souverainiste et présenté comme néo-fasciste Frères d’Italie qui a choisi de rester dans l’opposition au gouvernement, et qui alors qu’il était un parti très minoritaire en 2018 avec moins de 5%, est crédité aujourd’hui de 16% avec une place de 3ème parti d’Italie.

Cette non-tenue d’élection ne peut être vue uniquement sous le prisme assez cynique de simple velléités électoralistes. En effet, la crise du Covid qui rendrait la tenue d’élection compliquée ou dangereuse, ainsi que l’horizon d’une difficulté à construire un nouveau gouvernement et la potentialité d’une incertitude gouvernementale, sont des éléments fondamentaux mis en avant dans tous les discours des participants au gouvernement. Cependant, la précarité électorale dans les dynamiques des différents partis de la coalition gouvernementale ne peut qu’interroger sur une potentielle confiscation du pouvoir sur une base démocratique ancienne très différente de la situation actuelle dans le pays.

Les gouvernements en Italie sont loin d’être éternels et les gouvernements qui durent réellement ne sont pas légion, mais la particularité de ce gouvernement, ainsi que son ampleur, interrogent. L’équilibre politique et la large coalition du gouvernement Draghi sont le fruit d’une situation très particulière, qui fait appel à un « sens des responsabilités » selon une grande partie de la classe italienne. Cette idée combinée à la personne de Draghi et à une certaine intelligence de concession, ainsi qu’à des intérêts politiques, permet à cette coalition de se mettre en place. Cependant, cette ampleur de concession inédite est fragile, et alors que les appétits électoraux semblent quelque peu en pause ou limités par la perspective d’une sanction électorale, les intérêts partisans vont être amenés à réémerger, et ce gouvernement ne pourrait y résister que par des résultats spectaculaires. Et encore, ces derniers seront-ils suffisants ? Rien n’est moins sûr.

Lucas Bertrand