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Salomé Saqué, rencontre de l’été

« Au tout début, quand j’étais très jeune femme et que je suis arrivée dans ma robe rouge, j’ai été vue comme un objet sexuel par certains de mes supérieurs. » 

 

Sous la chaleur écrasante de cette canicule de fin de journée, quand la soirée commence à se profiler mais que les températures ne sont pas près de tomber, assises sur un muret un peu plus frais, petit village de pierre, bottes de foin, et chevaux qui broutent dans le pré, c’est ici que nous avons rencontré Salomé.

Journaliste engagée, passée par Le Monde Diplomatique, France 24, Le Vent Se Lève, vous pouvez aujourd’hui retrouver son travail sur Blast, France Info et 28 minutes ; elle traite principalement des questions économiques, mais aussi climatiques et sociétales. Elle a acquis une certaine notoriété par sa couverture du mouvement des Gilets jaunes et lors d’une chronique sur le réchauffement climatique sur le plateau de 28 minutes en octobre 2021, qui n’est pas sans rappeler une scène du film Don’t look up.

Médias traditionnels et médias indépendants, vie publique et vie privée, être journaliste et être une femme, écologie et lobbies, elle nous parle de son expérience et de sa réflexion sur les enjeux de sa profession. 

« Ça enregistre bien ? » . Réflexe de journaliste, on sent le vécu.

La Manuf  : De ton point de vue et de tes expériences, quelles sont les difficultés que les journalistes femmes sont susceptibles de rencontrer ? Quelles différences as-tu pu constater, toi, en tant que femme, par rapport à tes homologues masculins ? 

Salomé Saqué :  Je pense que ça a commencé pendant mes études, les problèmes, et ça s’est vraiment traduit au début de ma carrière. Aujourd’hui c’est moins compliqué, mais au tout début j’ai vraiment été victime de harcèlement sexuel, à plusieurs reprises ; mais pas d’agression, comme il a pu s’en passer dans certaines rédactions, pas des choses à la « PPDA ».

Quand j’étais très jeune femme et que je suis arrivée dans ma robe rouge, j’ai été vue comme un objet sexuel par certains de mes supérieurs, (qui me l’ont fait comprendre), et qui ont essayé de me draguer. Sauf que c’est très compliqué quand un supérieur vous drague, on ne sait pas comment réagir. Si j’avais été un homme, ça ne se serait pas passé. Cela m’a mise dans des situations parfois très inconfortables, mais c’était pas du tout systématique, il y a pleins de mecs qui se sont très bien comportés, je précise.

Mais je pense qu’il y a vraiment le fait que, quand on est une femme, et en particulier quand on est jeune, on est moins prise au sérieux qu’un homme. Et moi ça m’est arrivé, non seulement par mes collègues mais aussi par les experts que j’invitais : souvent, ils me posaient des questions avec un ton condescendant qu’ils n’adoptaient pas avec mes collègues hommes. Et c’est déjà arrivé, encore très récemment, que quelqu’un débarque, un homme, -je l’invite parce que son livre est bien, je vais l’interviewer sur son livre- et me dise : « Vous avez lu le livre au moins? » ; et moi je suis là : « Bah on va faire un entretien d’une heure dessus donc oui, vaut mieux…».

Ensuite, il y a le problème des commentaires sur Internet, ça c’est pour le journalisme web, où j’ai une part de commentaires sexistes qui est hallucinante. Et je vois bien que mes collègues hommes n’ont PAS ces commentaires. Une fois sur quatre, on va me parler de mon physique, de mon décolleté, de mon rouge à lèvres… Il faut que je fasse attention à comment je suis habillée, comment je suis maquillée, comment je suis coiffée, parce que je sais que sinon ca va fuser dans les commentaires. J’ai des collègues qui arrivent habillés n’importe comment, avec les cheveux en bataille (petit rire), et personne ne leur dit rien ; ça c’est casse pied. Et sur les plateaux, interdiction de s’énerver. Parce que si on s’énerve on est hystérique. Ça c’est casse-pied aussi. 

La Manuf : Entrer dans un média indépendant : comment as-tu pris cette décision? Quel a été le déclencheur ?

Salomé Saqué : Ça n’a pas été facile de prendre cette décision. Je l’ai prise parce que j’étais convaincue, à ce moment là, que c’était une meilleure façon de faire du journalisme, que j’aurais plus de liberté ; et qu’on me laisserait faire plus de choses (cf : à Blast) qu’à la télé. En fait, dans les gros médias, c’est plus difficile de gravir les échelons parce qu’il y a beaucoup de monde, de concurrence ; alors que dans les plus petits médias, comme il y a moins de monde dans les structures, c’est plus facile d’avoir facilement des responsabilités (aussi parce qu’il y a beaucoup moins de moyens). On va vous dire  : « Ok, alors tu fais la présentation, la réalisation, tu pitches les sujets, tu fais tout en fait ». En début de carrière, pour moi, c’était intéressant. Aujourd’hui j’aime vraiment les deux mais ce qui m’a fait sauter le pas c’est les personnes qui me l’ont proposé, en l’occurrence Blast ; j’étais convaincue que c’était une bonne façon de faire du journalisme, et j’aimais Denis Robert et Paloma Moritz. 

La Manuf: Et dans le métier de journaliste, (bruit de tracteur) qu’est ce qui te plaît le plus, et qu’est ce qui te plaît le moins ? 

Salomé Saqué : Ce qui me plaît le plus, c’est d’avoir l’impression d’être utile, d’avoir un impact sur la société, de faire un métier qui a du sens, pour lequel je suis heureuse de me lever le matin et me dire je vais pas faire un bullshit job. J’aime aussi la liberté, rencontrer des gens intéressants, apprendre des choses tous les jours, j’ai l’impression de mieux comprendre le monde grâce à ce métier parce que je passe mon temps à aller chercher des choses. En fait, c’est très divers, moi ce que j’aime bien dans le journalisme c’est que sur le terrain on peut rencontrer pleins gens différents, des femmes victimes de violences, des personnes qui sont au RSA, des activistes écologistes, … et en plateau, des experts très intéressants aussi, c’est passionnant

Après il y a les mauvais côtés, c’est une voie compliquée, un métier mal payé, très mal payé même si on regarde les niveaux de qualification, surtout si on veut le faire de manière éthique. C’est un métier qui demande, en tout cas comment je le pratique, de ne pas avoir d’horaire, ni de week-end, ni de vacances ; on est toujours connecté.e.s d’une manière ou d’une autre, moi j’ai jamais de réelles vacances, j’ai une charge de travail complètement hallucinante mais qui est excessive.

Et j’ai un problème à séparer le privé et le public. Mais après moi je trouve que ça vaut le coup, sinon je ne le ferai pas (petit rire). En plus, c’est dur d’avoir de la reconnaissance, parfois on travaille beaucoup, on est mal payé et en plus on n’a pas de reconnaissance personnelle, ça fait beaucoup quoi… Le journalisme, c’est un des métiers où les gens restent le moins, où il y a le plus de reconversion. Et ça ne m’étonne pas, c’est un métier qui est difficile, qui n’est pas toujours  gratifiant ; quand je repense à mes premières années dans le métier je me dis « N’importe quoi, qu’est-ce que j’ai fait ! »  (je travaillais de nuit, etc…). Et le problème c’est aussi l’exposition médiatique : mon visage est impliqué et ça m’expose à une pression médiatique qui est parfois difficile à gérer. 

La Manuf: Justement, sur ce point, qu’est-ce que tu peux nous dire par rapport au fait d’être journaliste et d’être connue, et de la – si on peut dire – starification de certain.e.s journalistes ? 

Salomé Saqué : Oui, c’est vrai que le mot starification a été utilisé ; alors je pense que le problème ce n’est pas d’être connu.e, c’est pourquoi on est connu.e ; et je pense qu’il faut faire attention à être connu.e pour son travail et pas pour sa personne. Evidemment qu’on porte son travail ; mais il ne faut pas que ce soit le contraire, le travail qui porte la personne ; et moi je ne veux pas être connue pour moi-même, je veux que mon travail soit connu. Si ça passe par une certaine personnification, par le fait de montrer mon visage, je n’ai aucun problème avec ça, mais par contre je tiens à rester très professionnelle, que ça n’empiète pas sur ma vie personnelle.

Par exemple, je ne voudrais jamais montrer mes proches à la télé, mon intimité, ça ne m’intéresse pas et c’est quelque chose dans lequel on peut glisser facilement quand on commence à être médiatisé : parce que les gens ont envie de savoir ! La question qu’on me pose le plus, c’est : est-ce que j’ai un copain ? Et moi je mets beaucoup d’énergie à ne PAS parler de ça, je n’ai même jamais dévoilé mon orientation sexuelle, il n’y a rien qui peut permettre de trouver ça. Et ça tombe bien, c’est ma vie privée, je fais ce que je veux, et je ne veux pas qu’un jour, mon conjoint ou ma conjointe soit exposé.e ; et si je n’ai pas de vie amoureuse, ça me regarde ! Et je ne veux même pas qu’on puisse me voir sous cet angle-là ; je veux qu’on me voit comme la journaliste. Et parfois, on me dit, « T’as pas l’impression d’être trop sérieuse ? », mais c’est mon métier !

La Manuf : Psychologiquement parlant, comment est-ce que tu gères les commentaires sur les réseaux sociaux ? 

Salomé Saqué : Ça c’est plus dur, les espaces d’humiliations publiques que peuvent devenir les réseaux sociaux. Ce qui me fait le plus mal, ce n’est pas tant les gens qui m’insultent de « grosse pute », que mes confrères ou mes consœurs, ou des personnalités un peu connues et que j’estime, qui participent à me lyncher sur la place publique. Et ça peut arriver parce que c’est le « jeu », notamment de Twitter. Et c’est pesant de devoir faire attention à tout ce qu’on dit, et parfois ça m’a rendu un peu paranoïaque.

La Manuf  : Qu’est ce que tu réponds aux gens qui sont méfiants envers les médias ? Il y a une réelle concentration des médias, mais certains disent « ils sont tous pourris », d’autres ont même des logiques complotistes. Qu’est-ce que tu leur réponds ? 

Salomé Saqué :  J’essaye de faire le lien entre médias dits traditionnels et médias indépendants : je pense qu’on a besoin des deux, et que, évidemment, tous les médias dit traditionnels, privés et publics, ne sont pas à jeter et que tous ne sont pas corrompus ; il y en a qui font très bien leur travail comme il y en a dans les médias indépendants qui font mal leur travail, comme dans toutes les professions.

Mais je pense qu’il y a un vrai problème structurel de financement des médias et d’indépendance des médias ; après il y a par exemple Arte, Cash Investigation, Envoyé Spécial, Le Monde, qui font des enquêtes incroyables, par exemple sur « Comment l’extrême droite a infiltré les médias » :  ça serait dommage de s’en priver juste parce que ce sont des médias dit traditionnels ; mais évidement il faut garder un esprit critique, regarder qui écrit, à quel.le journaliste on peut faire confiance…

Mais la diversité est aussi très importante. Moi je n’encourage personne à ne regarder que Blast. On ne peut pas évincer tous les gros médias ; après ce qu’il faut avoir en tête c’est la logique économique qu’il y a derrière ces gros médias, notamment privés ;  une fois qu’on a conscience de ça, une fois que l’on sait que Bolloré son projet de vie c’est ça, qu’il a tels intérêts en Afrique etc., si vous voulez toujours regarder CNEWS, moi je considère que ce n’est plus du journalisme. Après, il ne faut pas rejeter en bloc tout un écosystème médiatique, BFM par exemple peut faire des bons articles parfois. 

Mais il y a quand même un problème de concentration ; il y en a qui disent tous la même chose d’une même voix et c’est un gros problème. Après je voudrais aussi mettre l’emphase sur le fait que dans les médias indépendants ce n’est pas tout rose, il y a des médias indépendants et horribles qui traitent mal leurs employés, y compris de gauche. 

La Manuf : Tu dis souvent que si on ne parle pas assez du réchauffement climatique dans les médias. C’est surtout parce que beaucoup ne connaissent pas les explications précises et scientifiques, mais que si on en parlait plus on pourrait changer la situation ; mais est-ce que les groupes de pression privés ne jouent pas aussi un rôle important ? 

Salomé Saqué : Ah oui, c’est la logique politique à l’œuvre, il y a des pressions, des lobbys qui essayent de ne pas faire émerger des sujets, voire qui participent très activement à la désinformation. Je pense que le film Goliath montre très clairement comment fonctionnent les lobbys, et parfois les journalistes sont victimes de ça.

Autre exemple : les Uber files. On a la preuve que des lobbys ont été à l’œuvre pour investir les médias sur un certain sujet ; ils ont une stratégie médiatique et il n’y a plus rien de naturel là-dedans ; c’est aussi notre travail de faire attention à ne pas se laisser, d’une quelconque manière, corrompre ; et quand je dis la corruption, je veux dire – quand on travaille sur un sujet – de l’argent pour le traiter d’une certaine manière. Ou, tout simplement, d’avoir des accointances avec des entreprises privées qui ont un rapport avec le sujet traité ; c’est inadmissible, complètement contraire à la déontologie ; mais j’espère que ce n’est pas majoritaire !

La Manuf : N’en as-tu pas marre de tirer toujours la même sonnette d’alarme sur les plateaux sans avoir l’impression d’être entendue? De ton point de vue, quels sont les problèmes et les solutions concernant le traitement médiatique des questions écologiques ?

Salomé Saqué : Forcément, on est un peu fatigué de jouer les alarmistes en permanence, mais on ne peut pas mettre des solutions en œuvre s’il n’y a pas une prise de conscience. Or, aujourd’hui, beaucoup de gens savent vaguement qu’il y a un réchauffement climatique, mais ils ne savent pas exactement, précisément, ce que ça veut dire, quelles conséquences ça va avoir sur leurs vies et à quelle échéance.

C’est pour ça que je m’évertue à répéter tout ça sur les plateaux TV et dans mes vidéos. J’espère à terme ne plus avoir à faire le constat du réchauffement climatique, et pouvoir passer simplement à l’exposé des solutions. Ensuite, sur le traitement médiatique, il pourrait être amélioré, déjà en quantité, au vu de la gravité de la situation. L’urgence écologique devrait être une des priorités de l’information, et aussi dans le traitement, dans la qualité ; il faut faire systématiquement le lien avec l’urgence écologique quand on parle d’incendies, d’inondations, de canicules, de grèves dans les raffineries, de manque d’énergie en hiver. C’est indispensable, pour que les gens comprennent que ça touche tous les aspects de notre société et de notre économie.

La Manuf  : Dans ton expérience, qu’est ce qui t’as le plus marquée, positivement ou négativement ?

Salomé Saqué : Sans aucune hésitation, c’est la couverture du mouvement des Gilets jaunes. Je l’ai couvert en tant que très jeune journaliste, je venais à peine de commencer, j’étais encore en école. Ce qui m’a marquée, c’est de voir que la police pouvait exercer une telle violence sur les manifestants dont je venais d’enregistrer les revendications, qui eux mêmes n’étaient pas violents à ce moment-là ; de voir que la police était capable, parfois, de ne pas respecter la liberté de la presse.

Un jour , j’étais avec ma carte de presse, j’étais marquée comme journaliste, et je me suis faite brutaliser par la police qui voyait très bien que j’étais journaliste ! Ça été un déclic, je me suis dit : “Mais attends c’est possible ça ? C’est fou la liberté de la presse n’est pas « totale totale » !! ». Ça a été pour moi le début d’une longue déconvenue parce que, oui, cette liberté a plein d’attaques en France aujourd’hui.

La Manuf  : Et si tu n’avais pas été journaliste ?

Salomé Saqué: Bonne question ! Je pense que j’aurais été comédienne. J’ai fait 15 ans de théâtre. J’aurais été comédienne comique. Je sais que ça peut paraitre étonnant aujourd’hui (rires) mais clairement c’était ça ma passion, et je n’exclus pas d’y retourner un jour !

(A noter que l’enregistrement de l’interview est passé par la case « Suppressions récentes » par mégarde ; oui, il revient de loin.) 

Joséphine Rossignol

Un Commentaire

  1. Jean Louis Vassallucci Jean Louis Vassallucci

    Bonjour, les propos de Salomé Saquet sont probablement les plus pertinents que l’on puisse lire sur le métier de journaliste. Ayant exercé ce métier, sensiblement au même âge qu’elle, j’ai perçu beaucoup de ce qu’elle évoque et il est bien évident que ce qu’elle a relevé concernant la vision des femmes n’est pas moins rare dans le journalisme qu’ailleurs. Pour suivre son travail sur Blast, je ressens une étonnante fierté (nb : je ne suis pas son père et ne la connais même pas !) à la voir déployer sa démarche avec autant d’intelligence et de sérieux à contre courant de la tendance journalistique générale. Formé aux problématiques environnementales, je vois aussi à quel point elle bosse ses sujets. Bref, on ne peut que s’attendre au meilleur de sa part pour les années à venir (et si je trompe, c’est que la confiscation de l’information et de la parole sincère sera définitivement installée). Bon courage à vous et à elle.

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