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Grâce à Dieu : interroger le concept de “victime”

François Ozon a-t-il intentionnellement fait de son dernier long-métrage Grâce à Dieu un film politique ? Le réalisateur provoque dès le titre en se réappropriant le lapsus révélateur employé par le cardinal Barbarin lors de son procès : « La majorité des faits, grâce Dieu, sont prescrits ». Grâce à Dieu évoque également l’attente du verdict des deux référés dont il a fait l’objet. Mais c’est surtout l’intrigue qui dérange certains.

Le récit est centré sur la genèse de l’association Parole Libérée, au début des années 2000. Elle rassemble les  victimes d’attouchements et d’agressions sexuelles commis par le père Preynat lorsque celui-ci avait la charge d’un groupe de scouts dans les années 1980-1990. Au moment où le film sort en salle, le Sommet du Vatican amorce une réflexion mondiale sur la lutte contre la pédophilie au sein de l’Eglise. Cependant, réduire le film à une dénonciation de la loi de l’omerta, déjà fait dans Spotlight de Tom McCarthy, serait une erreur. L’Eglise tient dans Grâce à Dieu un rôle secondaire. C’est donc que le message d’Ozon est autre. Il va au-delà de l’affaire du cardinal Barbarin et de la pédophilie au sein des institutions ecclésiastiques.

Du drame personnel au drame familial

La structure formée de trois épisodes décompose l’idée de « victime ». Elle concède à Ozon le talent de nous immerger dans les milieux sociaux de chacun des protagonistes, afin de comprendre leurs évolutions respectives depuis le drame. Cette rupture existentielle a bouleversé le schéma de socialisation habituel. Alexandre, François et Emmanuel ont en commun d’être des fils de familles catholiques pratiquantes, scouts victimes d’abus sexuels. Cependant chacun a une façon singulière d’apprivoiser sa blessure.

Bourgeois catholique, Alexandre ne parvient plus à dialoguer avec ses parents. Ces derniers ne tolèrent pas le combat que mène leur fils contre leur religion et pensent davantage à leur image qu’ils doivent préserver au sein de la vie mondaine. Alors que la foi religieuse d’Alexandre semblait inébranlable, il ne trouve que le silence, symbolique du doute, comme réponse à son fils qui lui demande s’il croit en Dieu. Pour François, la tension lors de la scène du repas familial permet de saisir le poids qui pèse sur la famille, et qui a conduit les parents à projeter toute leur attention sur François jusqu’à délaisser le frère : « La vérité c’est que tu nous emmerde avec ton histoire de curé. Les parents ne parlent que de ça, jour et nuit ! Tout a toujours tourné autour de toi, de tes putain de problèmes !». L’impact atteint les parents qui, en suivant les pas de François, athée, ont peu à peu perdu leur foi religieuse. Quant à Emmanuel, interprété par le talentueux Swann Arlaud,il incarne la victime labile, resté l’enfant désireux d’être materné et dont la douleur s’extériorise lors de ses crises d’épilepsie. La Parole libérée est pour lui vulnéraire puisqu’il donne enfin un sens à sa vie. « Moi j’ai rien construit, pas de famille, pas de boulot […] La Parole libérée, c’est ça ma vie ».

© Mars Films

La parole contre le silence

L’absence d’action dans Grâce à Dieu est compensée par une parole agissante et performative. C’est la parole d’Alexandre qui enclenche l’action dramaturgique et brise le silence. Le silence des victimes avant la Parole libéré, et des parents d’Alexandre qui restèrent muets face à la tragédie de leur fils. C’est aussi le mutisme dans lequel se sont installées la femme d’Alexandre et la compagne d’Emmanuel, elles-mêmes victimes d’une agression sexuelle. Le film est donc une ode à la parole, à une parole qui libère la parole. L’association se fonde sur cette base de témoignages attirant successivement de nouveaux témoignages. Cependant, le discours atteint ses limites lorsqu’il est utilisé pour endormir l’auditeur. Les lettres du cardinal Barbarin racontées en off sont mises en opposition avec l’absence d’action de l’Eglise.

Le manichéisme inhérent à la Justice 

Mais Grâce à Dieu dénonce également le manichéisme inhérent à la Justice. Le film délivre un monde complexe, aussi bien du côté des victimes, membres de l’association Parole libérée, que du côté de l’Eglise, avec le père Preynat. Personnage de fiction extraordinaire, le père Preynat n’est pas un monstre dénaturé mais un homme malade, qui alerte sa hiérarchie depuis trente ans, et continue en étant conscient de sa part de mal qui se révèle lorsqu’il est en contact avec les enfants. Une voix off surplombe le film et narre les échanges épistolaires entre l’Eglise et les victimes. Ce dialogue est à l’image d’un procès duquel émerge le principe du contradictoire. Sans l’excuser, Régine Maire ne doit son silence coupable qu’à sa fidélité sans faille envers l’Eglise, jusqu’à être convaincue que le pardon religieux se suffira à lui-même, sans nécessairement passer par une procédure judiciaire. Même au sein du camps des victimes il existe des divisions. On a à la fois ceux qui intentent un procès pour l’Eglise, et ceux qui intentent un procès contre l’Eglise. Quand une partie des victimes considère que le procès du père Preynat était une finalité en-soi, l’autre y voit un moyen pour briser la loi de l’omerta au sein de l’Eglise.

Les paroles du cardinal Barbarin: « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » rappellent la dimension arbitraire de la notion juridique de « prescription ». Ironiquement le cardinal emploie l’expression « grâce à Dieu » comme si la prescription était transcendante et absolue. N’est-t-il rien de plus subjectif que le temps nécessaire aux victimes pour libérer leur parole ? Pourra-t-on répondre aux  femmes d’Alexandre et d’Emmanuel qu’il est trop tard si elles décident un jour de parler ? Parce que de dire qu’il y a prescription, ne revient-t-il pas à dire que la notion de “victime” s’érode avec le temps ?

Finalement, une “victime”, au sens juridique, ne l’est que relativement à son époque. Il y a en effet eu un changement de sémantique des rapports affectifs entre l’adulte et l’enfant. La relation pédérastique dont André Gide faisait encore l’apologie au XXème siècle s’est métamorphosée avec la modernité en une pathologique criminalisée, connue sous le nom de « pédophilie ».

Ce long-métrage est donc bien la déconstruction des principes généraux  que la justice a tendance à nous faire admettre comme une vérité irréfutable.

 

Ysé Mercury