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Baptême

Jeanne ne devait pas sortir. Non. Jamais. Cette interdiction était gravée, partout, sur le métal ocre du grillage, les lourdes portes en bois, les paroles sinistres des parents. Lorsqu’elle évoluait dans la maison, le père était toujours là. Fumant sa pipe, effeuillant d’un air distant son journal. Jeanne savait que ce n’était pas les pages, qu’il observait, mais elle. Pauvre gamine, qui aurait bien voulu voir, les nouvelles écrites et les photos en monochrome. Ce qu’il se passait, quelque part. Loin, très loin de la petite maison en pierres grises. Elle n’était pas si laide, cette maison. Il y avait le lierre qui dévorait la façade morne ; le parfum des hortensias qui poussaient sous sa fenêtre ; celui, élégant, de sa mère, déesse au cœur de pierre, et sa présence tantôt chaleureuse, tantôt sinistre, lorsqu’elle savait que Jeanne avait fauté. Qu’elle s’était approchée, un peu trop près, de cette fissure, dans le mur d’ardoise, juste derrière le grand chêne. Mais, pourtant, elle n’avait fait qu’y glisser l’œil. Puis la main. C’était humide, et plein de terre. Et surtout, c’était fragile, si fragile… Avec ses bras malingres, n’aurait-elle pas pu faire preuve d’un peu de courage, gratter le ciment qui s’effritait et désosser pierre par pierre sa prison minérale ? Elle en était incapable, elle le savait bien. Les petits oiseaux dans le chêne le savaient, eux aussi ; c’était trop tôt. Ou plutôt, trop tard. La reine-mère, du haut de la terrasse, avait tout vu, et s’était empressée de la retenir dans sa chambre, à cor et à cri. Elle avait supplié, demandé pardon, écorchant même ses jolis genoux sur le plancher râpeux. “Je vous en prie, ayez pitié. Je ne pensais pas à mal.” Paroles vaines, qui ne faisaient qu’attiser davantage le courroux de sa gardienne. Dans ses yeux bruns, comme les siens, la peur se tapissait. Peur que Jeanne ne pouvait saisir. La forêt est dangereuse, lui disait-elle à chaque fois. “Si tu n’y prends pas garde, tu te perdras, et tu nous perdras… ” Se perdre lui semblait être un luxe délicieux auquel elle n’avait pas droit. Tout dans cette maison lui paraissait familier. Ce qui ne lui inspirait que de l’indifférence, après toutes ces années, l’écœurait. Chaque cadre se laissait recouvrir de poussière, sans que personne ne songe à le déplacer, ou même changer les peintures. Le canapé était en velours rose ; les chaises, toujours aussi solides – sauf celle de son père, qui grinçait depuis dix-huit ans au niveau du pied avant droit. La même mésange nichait, tous les hivers, sur la fenêtre de la cuisine : pourquoi, alors qu’elle pouvait voler où bon lui semblait ? Tout était beau, ordonné, accueillant. Elle était en sécurité, ici. Elle n’avait pas à s’inquiéter. “Ici, tu n’as pas à avoir peur.” Oh, non. Enveloppée comme un nouveau-né dans les draps mous, son corps domestiqué jouissait de ce confort sempiternel, mais ses rêves étaient sauvages et féroces.

Le matin, le portail était toujours fermé. La cafetière fumait. Le fusil était là, trônant au- dessus de la cheminée, étincelant des bons soins de son père. “Ici, tu n’as pas à avoir peur.” Soudain, cette phrase perdit tout son sens. Elle aurait voulu lui demander, ce qui pouvait bien se tapir dans l’ombre des corridors vides pour qu’une telle précaution soit nécessaire. La réponse sera la même. Toujours.

L’après-midi, un homme du village alentours était venu leur rendre visite. Aussi propre que le reste du logis, il semblait qu’il était venue à ses parents l’idée de la lui donner en mariage. Il but un peu de thé, et quand il repartit, elle l’observa avec envie depuis la fenêtre du salon déverrouiller le porche et s’en aller. Naturellement, comme si rien ne l’avais jamais retenu ici. Pourquoi se marier, si ce n’était que pour connaître une seconde prison, et ne jamais voir ses enfants courir, les herbes des champs chatouillant leurs mollets ?

Le soir, elle attendit que toutes les lumières s’évanouissent, et que les pas lourds de ses geôliers résonnent dans la suite parentale. Doucement, elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds, entrouvrit la porte. L’air était léger. Elle souriait. Le portail était ouvert. Elle jubilait. Le fiancé déçu était distrait. Quand elle le franchit, ce fut différent. Tout était différent. L’herbe sous ses pieds était plus dense. Elle poussait, sans entraves. Le chemin était sombre. Les amandiers étendaient leurs longues branches virginales au-dessus de sa tête. Elle marchait, et elle regardait la petite maison s’éloigner, s’éloigner, jusqu’à être noyée par la végétation et disparaître pour de bon. Et Jeanne suivait sagement le chemin. Trop droit ; trop rassurant. Autour d’elle, la nature était hostile et humide. Elle l’appelait. Le frémissement des feuilles l’attirait toujours plus près des fourrés et des ténèbres, l’invitant, comme une vieille amie. Soudain, elle comprit. Il n’y avait rien pour elle au bout, si ce n’était le monde des Hommes, banal et ennuyeux. Sans même y prêter garde, ses pas envoûtés guidés vers l’immensité sombre, toute la forêt se referma sur elle.

Ce qui l’avait effrayée, depuis qu’elle n’était qu’une fillette, lui sembla étrangement connu. Les feuilles humides bruissaient doucement sous ses bottes, et les ronces déchiquetaient sa chemise de nuit. La nature, maternelle, semblait lui interdire l’accès à ses secrets les plus funestes. De son œil, lune ronde et pleine, elle l’avertissait ; de ses bras blancs, pâles fils de lumière, elle la retenait. Pourtant, Jeanne ne pouvait se résoudre à rebrousser chemin. L’obscurité, plus noire encore, la guidait vers le cœur du bois ; là où les cimes des arbres étaient entremêlées, au point d’occulter l’astre blafard, et où même la chouette ne chantait plus. Elle regarda derrière elle. Le chemin n’était plus. Ses parents n’étaient plus. Il n’y avait elle, plus qu’elle. Elle trouva refuge sur un rocher hospitalier, et, assise, laissa la brise nocturne caresser paresseusement ses joues fraîches. L’air se réchauffait, annonçant que cette si délicieuse nuit toucherait bientôt à sa fin ; ses paupières se fermaient doucement, et elle se serait certainement assoupie ici si l’odeur du sang n’était pas venue interroger ses narines. Ses yeux alertes croisèrent alors ceux, jaunes et luisants, d’un loup. Il l’observait, assis au milieu de la clairière, comme un petit chien. Il bâilla, révélant ses crocs brillants, rougis par son dernier repas. Était-ce elle qu’il voulait, à présent ? Jeanne aurait dû être épouvantée, terrifiée ; s’enfuir, peut-être, ou du moins, tressaillir. Mais, c’était ce pour quoi elle était ici, après tout. Elle savait bien, que pour fuir, il lui faudrait souffrir. Et pour grandir, aussi. Doucement, elle s’approcha. Il ne gronda pas. Elle souriait. Sa main imprudente vint se perdre dans sa fourrure épaisse. Elle, qui ne demandait qu’à être dévorée ; elle, qui ne rêvait que de colère et de violence, était la plus courageuse de toutes ses malheureuses proies. Puis, la gueule devint bouche, le pelage peau et les griffes doigts ; la bête féroce se changea en homme. Seules ses pupilles ambrées demeurèrent, et la dévisageaient toujours avec cette curiosité insatiable. C’était tellement inopportun, que de surprise, elle rit, et il rit avec elle. Et alors elle oublia tout.

Quand elle regagna le paisible logis, ils dormaient encore. Elle referma le portail, et vint se glisser dans son lit, se remémorant encore celui que les feuilles mortes lui avaient offert. Regardant avec mélancolie par la fenêtre le soleil monter, elle réalisa qu’ici ne serait plus jamais chez elle. Du bout des doigts, rêveusement, elle caressait la morsure encore fraîche qui ornait son cou pur. Elle savait que papa et maman poseraient des questions ; à propos du sang sur sa robe, aussi. Mais, qu’importait. Dans un mois, quand la lune serait à nouveau pleine et ronde, elle serait libre… Et, lorsqu’elle chantera à l’unisson avec les loups, la forêt sera sienne.

Valentine Charles