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« Et la rue, elle est à qui ? » – Retour sur la manifestation du 17 décembre 2019 à Lille

Les cordes vocales qui vibrent, le froid qui prend à la gorge, les regards et les voix qui s’accordent. Inspiration. Expiration. « AHAA, ANTI, ANTI-CAPITALISTE ». C’est peut-être, à Lille, en ce mardi 17 décembre, troisième jour de mobilisation nationale contre la réforme des retraites, le slogan qui réchauffe le plus au sein du cortège étudiant.

Lancé avec hargne et défi, autant conviction que provocation, il résonne de Porte de Paris à République, sans faiblir, sans faillir. « Macron, t’es foutu, la jeunesse est dans la rue ».  Alors qu’il y a peu, Édouard Philippe est revenu « provisoirement » sur « l’âge pivot dès 2022 », redescendons, un instant, dans les rues de ce mardi où le retrait total du projet gouvernemental semblait à portée de cris.

 

La Grand-Place se pare de rouge

Dans la fraîcheur habituelle des rues lilloises, cette fois-ci, pas de fumigène rougeoyant au sommet de la grande roue place Charles de Gaulle. Et pourtant, il est amusant de remarquer que les draperies pourpres qui couvrent ses armatures en métal prennent ce jour-là une toute autre signification, s’accordant admirablement avec les drapeaux et banderoles des manifestants. Sur les côtés du cortège, les réactions des passants sont diverses : établissement d’un no man’s land ou d’une infranchissable distance de sécurité pour certains, selfies et commentaires rigolards pour d’autres. Aux fenêtres de la Voix du Nord, quelques visages concentrés semblent tenter de décompter les personnes défilant – le quotidien régional en dénombrera 15 000, contre 11 000 selon la préfecture et 30 000 pour les syndicats. Derrière les vitrines des boutiques, l’observation du cortège se fait plutôt anxieuse. L’Apple Store, invité à « payer ses impôts », a vu sa devanture sublimée par d’artistiques lancers d’œufs. Encore une fois, la réplique est donnée par les lycéens et les étudiants, et reprise par des dizaines de voix : « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! ».

« On est là, on est lààà »

Être rejoints, être là, faire entendre sa voix face à des « dirigeants qui n’écoutent plus la population ». C’est la raison, pour les jeunes gens que nous avons interrogés, de leur présence ce mardi, alors même que les cours ont été maintenus dans de nombreux établissements. « Même si on est jeunes, la réforme nous concerne directement. La précarité étudiante est un symptôme qui va dans le même sens » témoigne une lycéenne venue de Belgique. L’acte tragique d’Anas, le jeune lyonnais qui, pour dénoncer les conditions misérables dans lesquelles vivent nombre d’étudiants, s’est immolé devant un bâtiment du CROUS le 8 novembre 2019 et est depuis placé en coma artificiel, occupe encore tous les esprits. « Au-delà de la jeunesse, on voit bien que tous les corps de métiers sont mobilisés. C’est aussi ça qui fait qu’on tient, que le mouvement perdure », affirme un manifestant âgé de 19 ans. Et le cortège de lui répondre : « Tous ensemble, tous ensemble, grève générale ! ».

Tous ensemble… tous ensemble ?

Le 16 décembre 2019, veille de la mobilisation de ce mardi, la lutte entre partisans et opposants du projet de réforme prenait un tournant. Vers midi, Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire délégué à la question des retraites, rédacteur du rapport remis au gouvernement en juillet dernier et sur lequel se fondent essentiellement les mesures annoncées par Edouard Philippe, mais aussi détenteur de 13 mandats d’intérêt non-déclarés à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), annonce sa démission. La revendication d’un retrait total du projet de réforme se fait plus virulente, et sa réalisation plus palpable. « Il faut continuer, il faut le retrait total. Delevoye a donné sa démission hier, il faut que sa loi, elle s’en aille avec lui » assène un étudiant lillois. Et de continuer : « On sait très bien que la CFDT, après le retrait de ce qu’ils réclament, le retrait de l’âge pivot, ils vont se barrer. Du coup, l’opinion générale va aller à l’encontre des grévistes, parce qu’elle va se dire « ok, il y a une victoire syndicale, ils ont gagné maintenant, et ils continuent de nous faire chier dans la rue et de bloquer le pays ». L’auto-organisation, la continuation de la grève, indépendamment des syndicats, sont primordiales ».

La supposée « victoire du dialogue social » (J-F. Cesarini)

A l’heure où nous rédigeons ces lignes, ces paroles prennent une valeur quasi-prémonitoire : le samedi 11 janvier, le Premier Ministre annonçait le « retrait provisoire de l’âge pivot dès 2022 » – la mesure assurant le maintien de l’âge de départ à la retraite à 62 ans avec une pension sans malus, mais fixant aussi un départ « idéal » avec une cotisation plus longue, à 64 ans, et devant être progressivement atteint d’ici 2027 (NDLR). La direction de la CFDT, syndicat réformiste qui s’oppose à ce point précis du projet gouvernemental, regagne ainsi les rangs des partisans de la réforme. Le samedi 18 janvier au matin, le taux de grévistes à la SNCF tombe sous la barre des 5%, tandis que les lignes du métro parisien, gérées par la RATP, fonctionnent de mieux en mieux. Indéniablement, face à ce recul stratégique du gouvernement (expliqué dans cette vidéo par le politologue Clément Viktorovitch), la mobilisation paraît s’essouffler dans ses secteurs-clés. La possibilité du retrait total, réclamé par les grévistes, elle, semble s’éloigner.

Regard extérieur

Le fait est que, déjà le 17 décembre, certains étudiants posaient un regard critique sur la mobilisation. Si l’étudiant lillois avait par avance décelé la fragilité du soutien de la direction de la CFDT aux grévistes, une étudiante internationale de Sciences Po Lille, qui participait pour la première fois à une manifestation « à la française », nous confiait son point de vue pour le moins « neuf » sur la situation. « Je crois qu’il faut qu’il y ait une réforme des retraites. Je ne sais pas à quoi elle peut ressembler, mais elle ne peut en aucun cas être celle qui est proposée aujourd’hui. (…) Dans tous les cas, le gouvernement doit faire un effort : ce n’est pas une question de qui a raison ou de qui a tort, mais plutôt de paix sociale. Ce n’est pas possible de mettre en place un projet qui rencontre une telle opposition. Il [le gouvernement, NDLR] est obligé de prendre en compte ce que demandent les manifestants ».

Et ensuite ?

Si les taux de grévistes périclitent, cette mobilisation n’en reste pas moins, en effet, l’incarnation d’une goutte d’eau qui pourrait faire déborder le vase de soutien accordé par les citoyens au gouvernement. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de la suppression d’un statut spécial ou de la création d’une taxe sur le carburant, mais bel et bien d’un « système universel de retraite », touchant à toutes les pensions. « Lycéens, étudiants, chômeurs et salariés », c’est donc bien « tous ensemble qu’il faut lutter », ou, tout du moins, réagir. La crise de confiance se traduit aujourd’hui dans les rues et paraît « refluer » ; il n’est cependant pas dit, deux semaines après l’annonce par Marine Le Pen de sa candidature aux prochaines élections présidentielles, qu’elle ne s’exprime pas demain dans les urnes. Alors, « aha, anti, anti-capitalistes » avec nos baskets Nike et Adidas aux pieds, peut-être pas complètement, mais désireux d’un avenir où on puisse continuer de le chanter à pleins poumons, ça, assurément.

Clara Bauer