Depuis l’annonce du 11 mai comme date de fin du confinement (avec toutes ses conditions et les inégalités qu’elle risque de constituer selon son âge ou sa santé), toute la question est de savoir comment peut-on organiser nos sociétés pour qu’elles continuent à faire face à une pandémie, qui elle, ne prend pas fin. De la surveillance de masse à l’accroissement des pouvoirs du leader, le nouveau Coronavirus ne semble pas menacer uniquement notre santé, mais aussi notre idéal de société.
Sur les plateaux télé et dans les journaux fleurissent philosophes, politiques, sociologues, pour nous dessiner « le monde d’après ». Alors que l’Humanité semble figée face à une menace qu’elle ne voit pas et qu’elle semble en partie ne pas maîtriser, nous réfléchissons tou.te.s à ce que sera l’après. Quand les optimistes voient un monde solidaire, où chacun.e aura compris « ce qui compte vraiment », les autres (réalistes ou pessimistes, à vous de choisir) ne croient que peu à la capacité de changement de notre cher être humain et de la société qu’il se crée, et voient dans cette crise la révélation de toutes ses défaillances, face auxquelles l’espoir n’est plus permis. Tableau un peu manichéen, certes, mais que nous soyons plutôt de la première catégorie ou de la deuxième, nous cherchons tous à nous projeter dans ce que nous serons après ce moment d’exception. L’exception donc, c’est-à-dire ce qui échappe à la règle générale. Face à une situation d’exception semblent indispensables des mesures d’exception : chaque pays a ainsi pris ses dispositions, dans une rhétorique, du moins en France, où sont mis dans la balance libertés individuelles et impératif sanitaire. Tracking, montée de l’autoritarisme, fermeture des frontières, suspension de toute immigration… Il donne bien envie le monde d’après. Situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Mais quand s’arrêtera l’exception ?
Liberté ou santé ?
Au 30 mars, plus de 3,4 milliards de personnes dans le monde étaient confinées ou appelées à rester chez elles selon l’AFP. Ce qui représente tout de même une part de 43,6% de la population mondiale1 restreinte dans sa liberté d’aller et venir. Evidemment, il paraît difficile de remettre en cause la nécessité du confinement. En l’absence de contacts quotidiens, la contamination s’effectuant moins vite au sein de la population, les services de santé peuvent espérer pouvoir absorber le choc, et être en mesure d’accepter tout patient en besoin de soins. Pour certains cette nécessité ne semble cependant pas être évidente : « J’ai l’impression de vivre dans un monde où les voitures seraient interdites parce que je risque de me faire écraser (…) je pense qu’un être humain entre 18 et 70 ans a la liberté de sortir de chez lui, pour vivre, c’est-à-dire pour prendre le risque de mourir. » commente Yann Moix. La nature volontairement polémique de ces propos ne mérite sûrement pas d’analyse plus profonde, mais ils posent tout de même plusieurs questions. Mourir est effectivement un risque pris à chaque instant de notre vie, c’est le principe des accidents, qui arrivent partout tout le temps, sans raison. Nous prenons ce risque car il nous concerne nous, dans notre individualité, et face à ces accidents nous ne pouvons rien faire. La pandémie offre un tout autre risque : ce n’est pas seulement d’être contaminé.e moi, c’est aussi de contaminer les autres, ce que je peux faire en étant certain.e de ne pas être malade. Liberté ou santé, le choix ne se pose donc certainement pas comme ça : la gestion d’une telle crise demande le placement d’un curseur, entre défense des libertés individuelles et lutte efficace contre l’épidémie.
Où placer ce curseur ? Quelles dérogations peut-on accepter au nom de l’impératif sanitaire ?
Les mêmes questions qu’après les attentats de 2015 ressurgissent, à la suite de l’adoption de la loi d’urgence sanitaire. Les dispositions prises en 2015 se sont incorporées dans le droit commun : l’incidence de ces nouvelles circonstances particulières sur l’Etat de droit et la démocratie à long terme est évidemment une question pertinente. Le monde nous offre de multiples exemples : en Hongrie, le parlement a attribué à Viktor Orban les pleins pouvoirs sans limite de temps. Ce dernier peut dès lors gouverner par décrets, abroger les lois votées par le Parlement, et sera le seul à décider le moment à partir duquel ces pleins pouvoirs ne seront plus nécessaires. Tout cela justifié par la lutte contre l’épidémie, avec une opposition minoritaire qui crie au « coup d’Etat ». Nous parlons ici d’un cas extrême, et d’une mesure qui apparaît sans discussion non proportionnée à la situation, et allant radicalement à l’encontre des principes fondamentaux de nos pays et de l’Europe. Cependant, si au Royaume-Uni les pouvoirs exceptionnels accordés au gouvernement ont une durée maximale de deux ans, devant être renouvelés par la Chambre des Communes chaque six mois, et en France « l’état d’urgence sanitaire » n’est censé durer que deux mois, l’exception peut introduire dans nos démocraties des entorses bien plus insidieuses, mais non moins dangereuses.
Vivre avec le virus
Le changement le plus radical de nos vies dû à la pandémie est bien entendu le confinement. Cependant, l’urgence sanitaire ne s’arrêtera pas quand la levée de celui-ci sera déclarée. On parle d’un retour à la « vie normale » a minima avec l’arrivée d’un vaccin. Même à ce moment-là, un retour à la « vie d’avant » ne sera pas possible pour bon nombre de personnes : entre mi-mars et mi-avril, 20 millions d’Américains se sont inscrits au chômage, avec des inégalités marquées au détriment des titulaires d’emplois peu qualifiés et des Afro-Américains. En France, il est difficile d’estimer aujourd’hui le nombre d’entreprises et de commerce qui ne pourront pas reprendre leur activité. Le confinement en lui-même est facteur d’inégalités : décrit parfois comme « un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre », il est en effet impossible à garantir dans des pays où la couverture sociale est inexistante, et où le choix ne se fait pas entre liberté et santé, mais entre risquer d’être contaminé et mourir de faim si impossibilité de travailler.
Entre le confinement et le vaccin, il faudra donc « vivre avec », tout en faisant repartir l’économie. Pour éviter une catastrophe sanitaire, plusieurs procédés sont à l’étude. Un des principaux enjeux est la surveillance individuelle. Les images venues de Chine offre un exemple digne des romans dystopiques : prise de température avant l’entrée dans un commerce, QR code développé par Alibaba indiquant si la personne a voyagé dans une zone à risque… Des données envoyées aux autorités pour éviter une reprise des chaînes de contamination, qui renforcent les processus de surveillance de masse mis en œuvre par le Parti Communiste. En Russie, la reconnaissance faciale est utilisée pour contrôler le respect du confinement à Moscou, notamment pour les personnes revenant de pays “à risque”. Cette question du « tracking » se pose aussi en France, où le gouvernement admet travailler sur une application « StopCovid », sur le modèle de celle utilisée à Singapour, fonctionnant à partir du Bluetooth pour identifier si nous avons été en contact avec des personnes contaminées. L’identifiant reliant le signal à notre téléphone serait modifié régulièrement, pour éviter une identification réelle de la personne. Les données de contact seraient stockées environ 14 jours : si dans ce délai vous vous déclarez malade sur l’application, les utilisateurs vous ayant croisé seront avertis. Plusieurs failles sont cependant déjà entrevues : d’abord, la fiabilité du signal Bluetooth en termes de distance dépend grandement de la modernité du téléphone utilisé. Sur la question de la vie privée, le gouvernement affirme vouloir mettre à disposition l’ensemble du code de conception de l’application afin de dissiper les craintes à ce propos. De plus, face aux réticences déjà exprimées, l’efficacité de ce système se heurte au choix qui serait laissé à chacun de l’installer ou pas, à la fracture numérique dans la population, et à la nécessaire capacité de dépistage à grande échelle, sans lequel elle ne semble pas pouvoir servir à grand-chose. Une éventuelle application se baserait donc en France sur le principe du consentement : le risque grandirait si son installation devenait condition sine qua none à la sortie du confinement. En revanche, l’acquisition de caméras thermiques est largement envisagée, utilisées par exemple dans les entrepôts d’Amazon pour contrôler la température de ses employés. Elles sont installée dans plusieurs stations du métro de Panama, où il est envisagé de les coupler dans un second temps avec un logiciel de reconnaissance faciale lié à la carte d’identité des usagers.
Une parenthèse refermée ?
Parole du président, il va falloir se « réinventer ». La société d’après ne serait donc pas celle d’avant. En bien ou en mal ? La mise en place d’états d’urgence dans de nombreux pays du globe est une inquiétude quant à la décision d’y mettre fin, qui ne semble pas toujours automatique. La fameuse question de l’exception donc. En Hongrie, les circonstances exceptionnelles apparaissent bien comme un prétexte pour permettre à Orban d’accentuer son pouvoir. En Chine, le Parti Communiste veut garantir son emprise par la surveillance encore accrue de sa population. Aux Etats-Unis, Trump coupe les subventions à l’OMS et suspend pendant 60 jours l’octroi de cartes de résident permanent, indispensable pour pouvoir travailler. Les suspicions grandissantes envers l’OMS et la lutte de chaque pays contre le chômage lui donnent un contexte favorable.
Cette fameuse « guerre » contre la pandémie donne par sa rhétorique même les meilleures opportunités à qui veut fragiliser l’Etat de droit, le multilatéralisme ou la démocratie. En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a mis en place un Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement, pour contrôler la mise en œuvre des mesures coercitives et d’éventuelles violations de libertés. L’incertitude régnant autour du virus laisse nous laisse d’autant plus dans le flou, prêts à « comprendre » la restriction de nos libertés, même sans les accepter. Le virus battu, s’il l’est un jour, laissera derrière lui un nouveau combat, qui a existé sans lui et qui lui survivra : celui pour nos droits et nos libertés, auquel le moindre instant d’inattention pourra être fatal.
1 En prenant comme chiffre 7,8 milliards, issu du World Population Prospects 2019 de l’ONU
Chloé Michel