“Je supplie tous les Américains qui m’ont soutenu de me rejoindre non seulement pour féliciter Barack Obama, mais pour lui offrir notre bonne volonté et nous efforcer loyalement de trouver les moyens d’être unis..” déclarait John McCain le 4 novembre 2008, le soir de sa défaite à la présidence des États-Unis. C’était il y a 12 ans, qui paraissent être aujourd’hui une éternité. Depuis plusieurs jours, le président Donald Trump déclare être le vainqueur de l’élection si l’on comptait seulement “les bulletins légaux“, et demande de “stopper le comptage” afin de ne pas se faire voler l’élection. Or, il était totalement légal d’envoyer son bulletin par voie postale. Et rien d’étonnant à ce que ces derniers soient majoritairement attribués aux démocrates, puisque Trump en personne, par de nombreux tweets, critiquait cette méthode et incitait ses électeurs à se déplacer dans les bureaux de vote.
Quatre jours après l’élection, l’agence de presse AP et les médias américains annoncent l’élection de Joe Biden. Sénateur du Delaware pendant plus de 36 ans, Biden est présenté dans l’aile modéré du Parti Démocrate. Gérard Araud, plus bas, voit en lui un “homme de terrain” qui évolue dans l’arène politique depuis plus de 50 ans, comme l’a été Jacques Chirac. Au cours de cet entretien exclusif, il sera question des conséquences qu’aura la probable élection de Joe Biden pour nous, Européens. Nous reviendrons aussi sur cette élection digne d’une “série télévisée“, de l’avenir de Donald Trump et celui du Parti Républicain..
“L’élection s’est faite en Pennsylvanie, au Wisconsin et au Michigan”
Joe Biden se dirige vers la présidence des États-Unis, quelle a été l’étape-clé de sa candidature ?
Une élection américaine est une série télévisée ! L’étape clé était au mois de Mars : le super Tuesday (ndlr : le jour des primaires ou caucus pour un nombre significatif d’Etats). Les primaires avaient mal commencé pour Joe Biden, la dynamique était à gauche et non derrière Biden. L’erreur de la gauche était d’avoir deux candidats, Warren et Sanders, et les résultats de Biden n’étaient pas très bons. La direction démocrate, elle, ne voulait surtout pas une candidature de gauche. Toutes les candidatures centristes se sont donc une par une retirées, et ont fait bloc derrière Biden. Il est apparu comme le seul candidat face à la gauche. L’autre problème pour l’aile gauche du Parti Démocrate sont les minorités, qui ne sont pas tant à gauche qu’on le croit. Et en Caroline du Sud, son succès était important par son ampleur (49 %) et le soutien massif des Afro-américains.
Le Super-Tuesday a donc été un épisode important pour Biden…
Oui. Le retrait de tous les candidats centristes a été important pour lui, cela aurait été difficile de faire barrage autrement aux candidats de gauche.
Et quels ont été les États-clé de l’élection présidentielle ?
L’élection s’est faite dans les États qui avaient apporté la victoire à Trump en 2016 : Pennsylvanie, Wisconsin et Michigan. On les appelait le « mur bleu », des bastions imprenables démocrates, qui à la surprise générale, ont été remportés par le candidat républicain. L’élection de 2020 s’est donc très largement refaite avec ces États, aussi avec la surprise de l’Arizona. Lorsque l’on veut remporter une élection américaine, on dit que l’on doit soit emprunter le chemin du nord, soit celui du sud. Et quand nous avons constaté que les Démocrates étaient mal partis en Floride, on s’est rapidement rabattu sur les États du Nord (finalement décisifs). Mais si les résultats se confirment en Géorgie et en Arizona, cela prouve que le mouvement de percée démocrate dans le Sud se réalise, que le mur républicain du Sud n’est pas si infranchissable.
D’ailleurs, plus de 5 millions de Texans ont voté Joe Biden alors qu’ils étaient moins de 4 millions à faire de même pour Hillary Clinton en 2016… Le Texas, à terme, deviendra-t-il démocrate ?
Ce serait un miracle mais peut-être ! Deux éléments se jouent au Texas pour les démocrates. Il y a les jeunes, tout d’abord. Le Texas se développe, il est le deuxième État le plus peuplé, le premier en termes de superficie. Le développement économique est permis avec le pétrole, les gens du nord migrent vers le sud et la population latine participe au développement démographique. Mais les Latinos ne sont pas un électorat absolument démocrate : ils sont conservateurs sur des sujets de société (ils sont très religieux) et ne sont pas fermement opposés à l’idée de couper l’immigration, de « fermer la porte derrière eux »… Mais ils ont du mal à s’affirmer comme absolument républicains. Ils sont gênés par le langage du GOP (Parti Républicain), et offensés par leur traitement du sujet des « dreamers »…
Qui sont les « dreamers » ?
Ce sont des millions de jeunes qui vivent dans les États-Unis qui sont fils de parents illégaux et arrivés très jeune aux États-Unis en les accompagnant. Ils n’ont pas été déclarés et sont ainsi dans une sorte de vide juridique. Or ils ont presque vécu toute leur vie sur le sol américain, ne parlent pas d’autre langue que l’anglais, mais n’ont pas de statut juridique. Cela représente plusieurs millions de personnes, mais le Parti Républicain refuse toute naturalisation. Si les Républicains faisaient un geste envers les Latinos, ces derniers pourraient passer clairement de leurs côtés.
“Trump va refuser de reconnaître sa défaite pendant des années”
Quel avenir prédisez-vous justement à ce Parti Républicain ? Avec Donald Trump, nous sommes très loin des personnalités loyales et disciplinées de George Bush père et de John McCain !
Tout ça, c’est fini. Le Parti Républicain a été “trumpifié”, et l’élection de cette année consacre cette “trumpification”. Le résultat électoral est bon pour Trump, il gagne près de 7 millions d’électeurs en plus qu’en 2016, après pourtant tous les désastres de sa présidence. Il a prouvé qu’on pouvait mentir, insulter son adversaire, polémiquer sans arrêt et agrandir son cercle électoral. Il va rester le parrain du Parti Républicain, il a la fidélité absolue des militants, vous pensez bien qu’il ne va pas jouer au golf dans le silence…
Vous ne pensez pas qu’il va quitter la vie politique ?
Pas du tout ! Il va rester lui, il ne peut exister que dans le bruit, dans la sphère médiatique. Trump va refuser de reconnaître sa défaite pendant des années et des millions d’Américains le croiront. Il va devenir le parrain du Parti Républicain, les “non-trumpistes” n’auront aucune chance.
Et craignez-vous une réaction brutale de la part du président sortant ?
Il ne peut rien faire, naturellement.
Mais dans un débat télévisé, il avait sommé les groupes identitaires et suprémacistes de se « tenir prêts »…
En effet, à force de crier sur tous les toits qu’on lui vole l’élection et d’appeler les milices d’extrême-droite à s’armer et à se tenir prêtes, il est possible qu’on assiste à des incidents.
Concrètement, que changerait l’élection de Joe Biden pour nous, Européens ?
Beaucoup de choses. D’abord, nous allons revenir à la normalité dans les relations internationales. Il n’y avait plus de diplomatie américaine, mais des déclarations d’un personnage à l’emporte-pièce. Il n’y avait plus de dialogue politique, les États-Unis avaient disparu de la carte diplomatique du Monde, du moins de celle européenne. Donc nous assisterons à un retour au dialogue, à la coopération. Par ailleurs, les États-Unis vont rejoindre les accords de Paris sur le climat, ce sera une de ces premières décisions. Aussi, il a la volonté de reprendre les négociations sur l’accord du nucléaire iranien. Ce serait plus compliqué, puisque les Iraniens eux-mêmes ont quitté les négociations. Les relations transatlantiques, qui étaient au point mort, voir menacées, vont pouvoir revivre. N’oublions pas que Donald Trump avait prévu de lancer prochainement une guerre commerciale contre l’Europe !
Vous employez le terme « point mort », c’est le même qu’E. Macron avait usé pour qualifier l’état cérébral de l’OTAN. Comment Joe Biden va traiter les sujets de l’OTAN ? Et quelle est sa position vis-à-vis de la Turquie d’Erdogan ?
Joe Biden est un atlantiste de toujours, il connaît bien l’OTAN. Il va rendre à l’organisation sa « vie » en rassurant les Européens, notamment les Pays Baltes et les Polonais, qui tremblaient face aux menaces de départ de l’OTAN qu’agitaient Donald Trump. C’est une manière de réaffirmer, pour les Alliés inquiets situés à la frontière orientale de l’Europe, que l’OTAN assurera leur sécurité et que les États-Unis remplieront toutes leurs obligations. Vis-à-vis d’Erdogan, c’est là aussi bon pour nous. Les États-Unis ne vont certes pas revenir à leur attitude de gendarme du monde, mais vont politiquement bien plus s’engager et être plus énergiques que lors de ces quatre dernières années. Plus généralement, Joe Biden va s’intéresser aux alliances et partenariats, aux valeurs démocratiques qui étaient absentes dans la diplomatie de Trump, si ce n’était la protection des valeurs religieuses.
“Il y a une crise générale des démocraties occidentales”
Quels enseignements les démocraties européennes doivent tirer de l’implantation des idées de Trump aux États-Unis ? Doivent-elles s’inquiéter ?
Vous savez, c’est depuis longtemps que les démocraties européennes doivent s’inquiéter. Au fond, ce qui arrive chez eux est déjà arrivé chez nous : des candidats d’extrême-droite arrivent au second tour de nos élections, il y a eu le Brexit, les contestations des exclus de la mondialisation (comme les Gilets-Jaunes). C’est la même rébellion, 30 à 40 % de la population se révolte contre l’élite politique et intellectuelle du pays, contre le système qu’ils considèrent néfaste pour eux. Il y a une crise générale des démocraties occidentales. La seule réponse est de s’intéresser à ces gens : il ne faut pas les traiter de fascistes, mais plutôt regarder de face leurs problèmes, ce que nous pouvons faire. Si nous ne savons pas répondre à leurs problèmes, si nous ne savons pas faire, et bien ce seront des clowns dangereux, comme Donald Trump et Boris Johnson, qui en profiteront. C’est une course contre la montre. De surcroit, les lourdes conséquences des crises sanitaire, économique et du terrorisme islamiste jouent en leur faveur.
Enfin, finissons sur une touche un peu plus légère ! Vous avez dit il y a quelques jours que selon vous, Joe Biden correspondait à Jacques Chirac… qu’ont-ils en commun ?
Ce sont d’abord 50 ans de vie politique chacun ! Ils ont une vraie chaleur humaine l’un et l’autre, et puis aussi des convictions pas très marquées… c’est-à-dire une capacité d’adaptation. Ce sont des centristes, qui savent évoluer avec l’opinion publique, ce ne sont certainement pas des idéologues, mais des hommes politiques du terrain, qui font les marchés, serrent les mains. Biden a pris des voix républicaines, et Chirac, surtout en 2002, a profité des voix de la gauche. Ces deux hommes politiques ne peuvent pas être détestés. Des journalistes français me disaient que dans les meetings de Trump, les supporters du président sortant n’attaquaient pas Biden.
Propos recueillis par Enzo Caillaud-Coz