Dans moins d’un mois, le Conseil d’Administration de Sciences Po Lille sera amené à se prononcer pour ou contre le projet d’Etablissement Public Expérimental (EPE) visant à regrouper certains services majeurs entre l’Université de Lille et quatre autres écoles lilloises, dont Sciences Po. Les élu.e.s étudiant.e.s de la liste Alter’Eco voteront contre celui-ci, considérant qu’il ne garantie pas à terme l’autonomie de l’IEP et n’inclut pas les étudiant.e.s. Un “NON” qui est l’aboutissement d’un travail d’abord non opposé au projet mais qui s’est heurté aux lignes rouges de la liste ; un “NON” qui se veut donc différent, selon eux, de celui apporté par les autres listes étudiantes.
Entretien avec Théophile Bernard, Rémi Boussemart, et Anzil Tajammal.
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Pour commencer, car nous pensons que c’est important, qu’est-ce que l’Etablissement Public Expérimental (EPE) ?
Oui, justement, si nous avons voulu prendre ce moment pour en parler c’est parce que nous pensons qu’il y a une très grande majorité des étudiants à Sciences Po Lille, et même d’ailleurs à l’Université de Lille, qui ignorent ce que contient ce projet. Étant donné que cela va affecter la vie de l’IEP sur le long terme, c’est essentiel d’expliquer ce qu’il en est.
L’EPE, c’est le projet au 1er janvier 2022 de rassembler l’Université de Lille, Sciences Po Lille, l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille (ESJ), l’école Centrale Lille (désormais remplacée par l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et de l’Industrie Textile après son retrait), et l’Ecole Nationale Supérieure d’architecture et du paysage de Lille (ENSAPL), en une seule et même entité pour une mise en commun de certains services administratifs, institutionnels et de formation, et pour une meilleure coopération de la recherche.
La principale motivation à faire ce projet pour la fac, c’est la question financière.
L’Université de Lille perdrait sa personnalité morale et juridique pour incarner l’EPE, qui serait divisé en composantes (les UFR) et les établissements-composantes (chacune des quatre écoles associées). Le terme “expérimental” est important puisqu’il signifie que l’EPE n’est pas une fin en soi, mais qu’à terme certains envisagent la fusion potentielle de tous ces établissements, si cette phase “expérimentale” et moins développée, fonctionne bien.
Et tout cela, c’est ce qu’encourage en réalité la politique ministérielle de regroupement des universités, qui vise à créer des « pôles d’excellence » pour apparaître par exemple dans le classement de Shangaï. La création de l’EPE permettrait à l’Université de Lille d’être reconnue en tant que telle par l’Etat à travers le label « I-DEX », permettant des financements supplémentaires. En fait la principale motivation à faire ce projet pour la fac, c’est la question financière.
Quand on vous présente ce projet au départ, Alter’Eco y est plutôt favorable, n’est-ce pas ?
En réalité on nous a vendu le projet dans un beau papier cadeau. Cela paraissait intéressant et pouvait potentiellement valoriser Sciences Po Lille.
Il y avait, entre autres, cette mise en commun de la documentation qui permettrait d’avoir pour les étudiants de Sciences Po Lille un accès large aux articles sur Cairn par exemple, accès souvent restreint. Les associations pourraient candidater au FSDIE pour des financements supplémentaires. Il y aurait aussi la création de diplômes d’établissement transversaux entres les écoles pour croiser les formations.
Un projet qui nous semblait inéluctable et qu’il fallait donc travailler à améliorer.
Quand on nous présente le projet, au départ, nous ne sommes ni pour ni contre. Mais partant du constat que les élus au CA (les professeurs, des personnalités extérieures et des membres de la direction) y sont largement favorables, il nous semble que l’EPE aura lieu, qu’on le veuille ou non.
A partir de là, au lieu d’un rejet dogmatique, on a souhaité travailler afin de maximiser les avantages pour les étudiants. C’est une question de balance, s’il y a toujours plus d’avantages que d’inconvénients, on continue pour nos intérêts, mais avec des lignes rouges très claires.
Quelles étaient ces lignes rouges ?
D’abord celle d’être assurés de maintenir l’autonomie de Sciences Po Lille. Le projet a beaucoup évolué ces deux derniers mois sur ce point. En janvier, lors de la présentation du projet en CA, on découvre que Sciences Po Lille perdrait sa personnalité juridique et morale (PMJ, qui permet notamment de signer des contrats en son nom) et devrait avoir l’aval de la direction de l’EPE pour valider son budget. C’était inacceptable, même pour Pierre Mathiot.
Sur ce point, la direction de Sciences Po Lille a négocié le maintien de PMJ et le fait d’avoir un budget propre. Et on est passé à un projet beaucoup plus « fédéraliste » que centralisateur, où Sciences Po Lille garderait son indépendance, son autonomie.
On a un peu l’impression qu’on nous a menti sur ce projet. Ce n’est pas possible de voter pour un projet dans lequel nous n’avons pas confiance.
Nous étions dans cette dynamique favorable d’avancées, en amendant un projet qui nous semblait inéluctable et qu’il fallait améliorer. Les textes prévoyaient 30% de membres du même sexe au sein des instances décisionnelles de l’EPE, ce qui signifiait déjà une parité biaisée voire inexistante. Avec le soutien du CA de Sciences Po Lille, nous avons réussi à rehausser ce taux à 40%.
Puis, on a eu des premières inquiétudes sur la garantie de cette autonomie lorsque nous avons parcouru le rapport du jury I-DEX à propos des EPE de Paris-Saclay et PSL. Ce jury demandait que les établissements-composantes abandonnent au plus vite leur capacité à développer des stratégies autonomes, comme leur personnalité morale et juridique, et que « la capacité de la présidence de l’université à assurer la gestion quotidienne et à prendre les décisions stratégiques et difficiles » soit renforcée. C’est-à-dire que sur un projet qui a quelques mois d’avance sur le nôtre à Lille, l’on remet en cause ce qu’on nous avait garanti !
La direction de Sciences Po Lille a envoyé une lettre à ce propos au Ministère de l’Enseignement Supérieur et nous a assuré qu’un projet vertical et une perte d’autonomie des écoles ne se ferait pas. Mais on n’a aucune garantie que cela n’évolue pas dans 5 ans, lorsque l’EPE arrivera à son terme, que la question de la fusion se posera alors et que les directions auront changé..
On a donc un peu l’impression qu’on nous a menti sur ce projet. D’ailleurs, sur beaucoup de points, on nous dit blanc et on se rend compte finalement que c’est noir. Il n’y a pas eu de relation de confiance installée par les porteurs du projet, et malgré le fait qu’on ait travaillé et obtenu des avancées, ce n’est pas possible de voter pour un projet dans lequel nous n’avons pas confiance. C’est une des raisons de notre refus de l’EPE.
C’est surtout la deuxième ligne rouge, celle du manque de représentativité des étudiant.e.s au sein des instances, qui a acté cette rupture avec le projet ?
Oui, c’est le gros point de blocage. Dès qu’on a parlé de démocratie interne, c’était fini. Les instances de l’EPE n’ont en réalité jamais eu l’intention d’intégrer les étudiants.
Les instances de l’EPE n’ont en réalité jamais eu l’intention d’intégrer les étudiants.
Dans les textes, le Conseil d’Administration (CA) aurait 6 représentants étudiants (5 au départ) sur 44 membres. Le gros problème, c’est que rien ne dit comment ces sièges seront répartis. Donc automatiquement, si des élections se tenaient, Sciences Po Lille avec 1600 étudiants n’aura jamais de représentants face aux 80 000 étudiants de l’Université de Lille qui pourront voter pour leurs représentants, même avec une très faible participation.
Il y a un énorme déséquilibre démographique qui pose problème entre les composantes et qui n’assure pas de garanties de la représentation effective de toutes les écoles du projet au sein des instances de l’EPE.
Il est donc essentiel qu’il y ait des sièges attribués à chaque école, position que nous partageons avec les autres petites écoles comme celle de l’ESJ ou de l’ENSAIT qui a 400 étudiants. Or, les directions ont refusé cela.
Au-delà de cela, 6 élu.e.s étudiant.e.s sur 44 membres au CA, cela vous parait suffisant ? A Sciences Po Lille, c’est 9 voire 10 sur 30…
Non, bien sûr que ce n’est pas suffisant. Mais nous avons tout de même assisté à une réunion où un responsable de l’Université de Lille nous a dit que 6 sur 44, c’était déjà beaucoup ! Et c’est d’autant plus scandaleux que de nombreuses personnalités extérieures sont ajoutées au CA de l’EPE, et qu’elles ne sont plus « modifiables » !
En plus, si l’on veut se présenter, le projet demande qu’une liste intègre des étudiants de chaque école pour que celle-ci représente non pas une école en particulier mais les étudiants des cinq lieux d’études différents. Au niveau logistique, il faut aller chercher tous ces étudiants, il faut réfléchir à bien placer les candidats sur la liste en question, sinon, encore une fois, il risque de n’y avoir que des étudiants de la fac. Et les intérêts des étudiants des écoles ne seraient pas présents dans ce CA.
On nous a présenté l’EPE comme un moyen de faire se rencontrer, échanger, les étudiants. Or, s’il n’y a aucune intégration des différentes communautés étudiantes dans ces instances, on ne voit pas comment on peut trouver des points communs, des lignes directrices, des projets globaux.
Cette non-intégration des étudiant.e.s que vous dénoncez, n’est-ce pas finalement aussi l’explication du désintéressement des étudiant.e.s pour le projet de l’EPE à Sciences Po Lille notamment ?
Il y a deux choses. D’abord, nous sommes face à un projet parfois très technique et… très chiant ! Lire 55 pages de statuts, nous comprenons totalement que les étudiant.e.s n’aient pas envie de le faire. Même nous, pour certains en master Métier de l’Action Publique, on doit demander des avis régulièrement à des « experts ». Là, il n’y a pas eu de travail de vulgarisation fait de la part des directions. Un site internet (vide), et c’est tout.
Et cela est lié à l’autre point primordial, qui est celui de la volonté, affirmée ou non, de ne pas intégrer les étudiant.e.s au projet par peur de leur réaction. La direction sait que la question de la fusion avec l’Université et ce qui touche de près ou de loin à cela est sensible pour la communauté étudiante de Sciences Po Lille. Elle n’a donc pas forcément informé au mieux pour ne pas créer de polémique anticipée.
Les responsables du projet se sont rendus compte : “ils votent dans nos CA, ça serait con qu’ils votent contre”
Même nous en tant qu’élus, on nous a mis dans la boucle très tard… Au CA du 18 janvier, c’est nous, les élus Alter’Eco, qui avons demandé à être associés aux réflexions. L’EPE est un projet pensé depuis près de 2 ou 3 ans en réalité, depuis la fusion des universités de Lille. Mais on a en a pris véritablement connaissance qu’en janvier. Donc forcément, le temps que nous puissions travailler le sujet et que l’on formule nos revendications, on n’a pas pu lancer le débat auprès de la communauté étudiante.
C’est d’ailleurs seulement à partir du moment où nous avons demandé à être associés à l’élaboration du projet, et seulement à partir de là, que des réunions ont été organisées avec tous les représentants étudiants des différentes écoles. Parce que les responsables du projet d’EPE se sont rendus compte : “ils votent dans nos CA, ça serait con qu’ils votent contre”. C’est une manière particulière de fonctionner mais assez révélatrice.
Avenir SPL a aussi annoncé être contre ce projet, de la même manière que Sud-Solidaires. Cette dernière liste met en avant que l’EPE est une énième preuve de la libéralisation de l’enseignement supérieur. Qu’en pensez-vous ? Votre « Non » est-il le même que les autres listes étudiantes élues au CA de Sciences Po?
Pour nous, la vision de Sud se base sur le fait que le projet d’EPE émane d’une politique ministérielle menée depuis plusieurs années pour créer des pôles d’excellence et mettre en compétition les universités. Ce qui en cela est une forme de libéralisation dans le sens d’un classement des universités, qui nous dérange également. Le classement de Shangai ne rime pas forcément avec qualité des enseignements !
Nous avons une approche moins idéologique, plus “pratico-pratique”.
Sud a donc une position assez dogmatique, politique. Nous, pour de tels projets, on préfère voir les choses de manière pragmatique et simple, sur des points précis qui affectent la vie de Sciences Po Lille et de ses étudiants, et prendre position dessus. On est là pour faire entendre la voix des étudiant.e.s et défendre leurs intérêts. Notre approche est légèrement différente car nous ne sommes pas un syndicat. Nous avons donc une approche moins idéologique.
Cela nous permet donc d’adopter une approche plus « pratico-pratique » sur des projets techniques comme l’EPE. Puisqu’on voit désormais que ce projet n’apportera rien aux étudiant.e.s, on ne va pas le soutenir. Mais avant de le rejeter d’emblée, on a discuté et fait notre maximum pour l’améliorer.
D’ailleurs, Sud-Solidaires nous accuse d’un revirement soudain. C’est assez disproportionné puisque dès le 18 janvier, en CA, on a émis nos réserves et nos revendications. Considérant aujourd’hui que ces actes ne sont pas atteints, on vote contre. On avait d’ailleurs proposé aux neufs élu.e.s étudiant.e.s de se joindre pour une réunion à propos de l’EPE mais Sud n’a pas souhaité s’y joindre (sans d’ailleurs expliquer pourquoi).
L’EPE a finalement réussi à fédérer les étudiants mais contre lui plutôt qu’avec lui !
Concernant Avenir SPL et Ensemble SPL, leur position nous paraît moins tranchée mais ils se prononcent finalement contre, alors qu’ils n’ont pas fait de propositions. Nous, nous avons tenté d’apporter des éléments concrets pour favoriser la mobilisation. Nous avons une position commune avec des élu.e.s de l’ESJ et d’autres écoles, ce qui nous a permis de faire des propositions unies et de peser réellement dans les négociations. En invitant les représentant-e-s étudiant-e-s à une consultation sur un projet dont les grands axes étaient déjà définis et n’avaient pas vocation à évoluer, l’EPE a finalement réussi à nous fédérer contre lui plutôt qu’avec lui ! C’est assez révélateur du projet…
Et au final ça fonctionne, on nous dit que certains professeurs vont s’abstenir grâce à cette mobilisation étudiante. Parce que les élus étudiants se font entendre, et en particulier quand ça vient d’une liste considérée « modérée » comme la nôtre.
Le 22 avril, le vote au CA a lieu pour approuver ou non l’EPE. Qu’allez-vous faire jusque ici pour convaincre ?
Il faut d’abord informer les étudiantes et les étudiants pour comprendre clairement ce qui est en jeu et qu’ils se fassent une opinion sur le sujet. Honnêtement, on pense que la communauté étudiante de Sciences Po Lille est dans l’ensemble contre ce projet, et contre les implications qu’il comporte. On espère qu’elle va aussi se mobiliser, essentiellement sur les réseaux sociaux dans cette situation sanitaire.
Le moment n’est pas le plus opportun pour un référendum étudiant
Nous allons continuer, auprès de l’administration, notamment de M. Etienne Peyrat -qui dirige le projet à SPL-, auprès de certains professeurs, à faire valoir le fait que ce projet n’est pas conforme aux attentes des étudiants et des étudiantes. Le vote du 22 avril est important, mais selon la situation, il est possible qu’il soit décalé. S’il y a 9 étudiants qui votent contre, il faudra encore réussir à convaincre d’autres personnes au CA pour que le NON l’emporte. C’est maintenant ce que nous faisons.
Nous ne sommes pas contre un référendum étudiant mais il en faudrait en réalité trois car les enseignants et le personnel administratif sont aussi concernés. Etant donné l’implication tardive des élu.e.s étudiant.e.s, il intervient toutefois très tard, malheureusement. Trop peu de personnes sont renseignées, la seule communication officielle date de samedi soir dernier, une vidéo de 2min30 qui ne contient absolument rien. Donc le moment n’est pas le plus opportun, puisque le projet va bientôt être voté au CA. Il faut pour nous se concentrer sur comment faire en sorte que les membres du CA votent contre.
Propos recueillis par Hugo Jumelin et Clément Rabu