C’est par une conférence surprise d’une quinzaine de minutes à peine, le 15 septembre 2021 à 23h00 (heure de Paris) que la nouvelle est tombée : l’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont annoncé ensemble la création de l’AUKUS. Taïshan, sous la plume de Théo Vibert revient sur cette affaire des sous-marins qui a bousculé les relations diplomatiques de la France avec ses partenaires.
Basée sur une coopération renforcée dans les domaines militaires, technologiques et industriels, la nouvelle alliance tripartite a un objectif clair : celui de s’engager dans une compétition stratégique désormais assumée avec la République Populaire de Chine dans l’espace indopacifique. Pourtant, le grand perdant de mercredi soir n’est pas Pékin mais bien Paris, où l’annonce soudaine de l’AUKUS est vécue comme un réel coup de poignard. Le « contrat du siècle », la vente de douze sous-marins de conception française à l’Australie décidée en 2016, tombe à l’eau. Canberra se dotera désormais de sous-marins à propulsion nucléaire, et ce sera Washington qui les fournira.
Dès jeudi matin, l’évènement que l’on surnomme déjà « l’affaire des sous-marins » faisait les grands titres de la presse française et internationale. Il semble nécessaire, deux semaines plus tard, de réfléchir aux conséquences profondes de cette crise qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Comment expliquer ce revirement stratégique et quelles leçons en tirer ? Quelles seront les conséquences de l’AUKUS sur l’environnement stratégique en Indopacifique ? Mais surtout, quelle position pour la France après la « trahison » américaine ?
« Le contrat du siècle », victime collatérale de la rivalité sino-américaine
Avant d’aborder les conséquences du revirement australien, il semble important de rappeler précisément en quoi consistait le « contrat du siècle ».
Tout commence en 2014, lorsque l’Australie lance un appel d’offre pour le renouvellement de sa flotte sous-marine vieillissante, composée de six navires de classe « Collins », issus d’une collaboration avec l’industriel suédois Kockums dans les années 1990. Le consortium japonais Mitsubishi-Kawasaki semble alors être le grand favori pour décrocher le contrat, notamment en raison des excellentes relations qu’entretenaient le premier ministre australien Tony Abbott, et son homologue japonais de l’époque, Shinzo Abe. Pourtant, un an plus tard, Canberra décide d’ouvrir la compétition à l’allemand TKMS et au français DCNS (renommé Naval Group en 2017). Les exigences australiennes sont claires : Canberra ne cherche pas juste le remplacement de sa flotte, mais une réelle montée en puissance de sa capacité sous-marine. Dans un contexte stratégique régional marqué par l’émergence militaire de la Chine, l’Australie juge nécessaire de doubler sa flotte afin d’assurer sa protection dans l’Indopacifique, une région où elle prédit que d’ici 2035, la moitié des sous-marins du monde y navigueront.
Ainsi, en novembre 2015, quand la France dépose son offre, elle joue le tout pour le tout. Plutôt que de proposer des classes « Scorpènes », des sous-marins de 2000 tonnes et 70 mètres de long spécialement destinés à l’export, qui équipaient déjà les marines chiliennes et malaisiennes, le camp français promet le « Shortfin Barracuda ». L’appareil de 4500 tonnes et 97 mètres de long à propulsion hybride (diesel-électrique) est un dérivé de la future classe « Barracuda » de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de la Marine Nationale. Pour les Australiens, ces engins « dernier cri » sont une proposition alléchante, surtout que ni le Japon, ni l’allemand TKNS n’ont d’expérience dans la construction d’appareils de cette envergure. Mais au-delà des arguments techniques, la proposition française n’est pas un simple contrat d’armement, il s’accompagne d’une promesse politique. Ce serait l’occasion pour Paris et Canberra de développer une collaboration militaire bilatérale profonde, avec à la clé des transferts de technologies, la formation des équipages et surtout pour la France, un allié de confiance dans l’Indopacifique.
A Paris, à l’exception du patron de DCNS, Hervé Guillou, et de Jean-Yves Le Drian, alors Ministre de la Défense, qui menèrent une discrète mais efficace campagne en faveur du projet, personne n’imaginait la France capable de l’emporter. Pourtant, le 26 avril 2016, face à l’ampleur de la promesse française, l’inexpérience des industriels allemands et japonais, mais également des pressions diplomatiques chinoises contre le choix de Tokyo, c’est la France que l’Australie choisit. Le matin- même, Le Drian crie victoire sur Europe 1 : « Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour 50 ans ». Après une longue période de négociations, le contrat est finalisé en février 2019 : la France fournira douze sous-marins à l’Australie dans un contrat historique de 50 milliards de dollars australiens (31 milliards d’euros). Triomphe pour l’industrie de défense française : on estime que près d’un tiers reviendra à Naval Group. Le reste sera partagé entre des investissements industriels en Australie et l’américain Lockheed Martin, sélectionné pour fournir les systèmes d’armements des sous-marins.
C’est aussi, voire surtout, un succès pour la diplomatie militaire française : en s’engageant sur plus de cinquante ans avec l’Australie, Paris s’assure un allié de choix dans la région. Ce n’est pas un hasard si le 2 mai 2018, c’est de Sydney, depuis le pont du porte hélicoptère australien HMAS Canberra, qu’Emmanuel Macron lance la stratégie indopacifique de la France. La symbolique est forte et le message est clair : la France est « de retour » dans l’Indopacifique, et l’Australie se tient à ses côtés.
« Mensonges, duplicité et rupture majeure de confiance »
Ainsi, on comprend mieux l’ampleur du choc qu’a représenté l’annonce surprise de l’AUKUS pour le gouvernement français. Au-delà de la perte économique, certes non négligeable, c’est surtout la stratégie indopacifique française qui prend l’eau, et avec, la crédibilité de la France sur la scène internationale. Jean-Yves Le Drian laisse exploser sa colère au micro de Franceinfo : « Il y a eu mensonge, il y a eu duplicité, il y a eu rupture majeure de confiance, il y a eu mépris ». Les réactions ne se font pas attendre, le 17 septembre, Paris rappelle ses ambassadeurs à Canberra et à Washington, une première dans l’histoire des relations franco-américaines. Une question subsiste : comment cela a-t-il pu arriver sans que l’on ne voie rien venir ?
Le « complot » naît dans l’entourage du premier ministre australien Scott Morrison en mars 2020. Les hauts cercles de la défense australienne s’interrogent : alors que les tensions s’aggravent avec la Chine, dont les forces navales ne cessent de croître, ne serait-il pas plus judicieux pour l’Australie de se doter de sous-marins nucléaires ? Pourtant, la question du nucléaire militaire a toujours été un sujet tabou pour l’Australie, qui ne maîtrise même pas la technologie nucléaire civile. Néanmoins, elle est légitime. La propulsion nucléaire a de nombreux avantages dans la guerre sous- marine : elle permet aux navires de décupler leur rayon d’action, de se déplacer plus furtivement et cela sans avoir besoin de remonter à la surface, ce qui en fait des instruments de renseignement acoustique et électronique hors pair. Autrement dit, c’est l’outil parfait pour espionner les activités chinoises en mer de Chine, à 5000km des côtes australiennes. Les Australiens se gardent bien de partager leur réflexion aux Français, et prennent contact avec le Royaume-Uni en mars 2021, par le biais d’une rencontre bilatérale entre les chefs d’état-major de la marine des deux pays.
Le projet séduit à Londres, où Boris Johnson le voit comme un moyen de faire briller le Royaume-Uni dans l’Indopacifique, et d’ainsi décrocher une première victoire pour sa politique internationale post-Brexit de « Global Britain ». C’est en marge du G7 à Cornouailles, en juin 2021, que se réunissent pour la première fois, dans le plus grand secret, Biden, Johnson et Morrison pour évoquer le projet de partage de la technologie sous-marine nucléaire américaine à l’Australie. L’opération porte désormais un nom, « Hookless ».
Quelques jours plus tard, le 15 juin, Scott Morrison s’entretient avec Emmanuel Macron lors d’une rencontre bilatérale à Paris. Le sujet des sous-marins est évoqué mais seulement quelques questions environnementales sont soulevées. Néanmoins, des rumeurs courent selon lesquelles l’Australie réfléchirait à réviser sa politique sur le nucléaire militaire. Selon une source proche du dossier citée par le Figaro, la France aurait alors proposé de « réévaluer » le contrat, évoquant la possibilité de fournir des sous-marins nucléaires à l’Australie. Une proposition restée sans réponse. Anthony Blinken, le Secrétaire d’Etat américain, arrive dix jours plus tard à Paris où il assure, lors d’une réunion avec Le Drian, que le contrat de Naval Group en Australie est vu à Washington comme la preuve tangible de l’engagement français en Indopacifique. On est alors loin de s’imaginer que l’accord est déjà scellé entre Canberra et les Américains, ce qui explique la fureur des Français depuis la révélation de l’AUKUS à la mi-septembre. Même le renseignement n’aura rien vu venir.
Washington a de nombreuses raisons de s’investir dans le projet. En engageant l’Australie dans une coopération militaire concrète et pérenne, les Etats-Unis font basculer dans leur camp un acteur régional majeur qui a longtemps hésité à s’engager dans une confrontation stratégique ouverte avec la Chine, qui représente près de 40% de son commerce extérieur. Ce coup de force dans l’Indopacifique permet également à Washington de réaffirmer son statut de puissance et son image internationale, mise à mal depuis la chute de Kaboul. C’est d’une certaine manière, un moyen de justifier le retrait des forces américaines d’Afghanistan par l’affirmation de la rivalité sino-américaine comme priorité absolue des Etats-Unis.
D’ailleurs, la Chine ne tarde pas à répondre. Le lendemain de l’annonce de l’AUKUS, le Ministère des Affaires Etrangères chinois dénonce une « grave atteinte à la paix et à la stabilité régionales, qui intensifie la course aux armements et sape les efforts internationaux de non- prolifération ». Le message est encore plus clair dans l’éditorial du Global Times paru le même jour :
« quelle que soit la façon dont l’Australie s’arme, elle reste un chien de garde des États-Unis. Nous conseillons à Canberra de ne pas penser qu’elle a la capacité d’intimider la Chine si elle acquiert des sous-marins à propulsion nucléaire et des missiles offensifs. Si l’Australie ose provoquer la Chine de manière plus flagrante à cause de cela, ou même si elle se trouve en faute sur le plan militaire, la Chine la punira certainement sans pitié ».
La forme précise d’AUKUS reste encore à définir. Si la conférence du mercredi 15 septembre annonce l’acquisition par l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire américains et promet une coopération militaire et technologique renforcée dans les domaines jugés « critiques » de l’intelligence artificielle, du cyber et du quantique, elle ouvre surtout une longue période de négociations – officielle, cette fois ci – entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis qui visera à préciser les termes de ce nouveau partenariat stratégique. Plusieurs analystes soulèvent d’ores et déjà des questions essentielles, notamment sur les délais de livraison des nouveaux sous-marins à l’Australie, qui posaient déjà problème dans l’accord avec la France. En effet, dans le contrat avec Naval Group, l’Australie attendait un premier déploiement opérationnel à l’horizon 2035, ce qui posait un risque de rupture capacitaire pour la marine australienne, qui prévoit de retirer ses sous-marins actuels au début des années 2030. Il est difficile d’imaginer, la technologie de propulsion nucléaire étant par ailleurs plus complexe à produire, que les nouveaux sous-marins, probablement des dérivés de la classe de SNA Virginia américaine, arrivent plus tôt et plus vite.
Les craintes de voir la Chine entreprendre une action contre Taïwan pourraient se réaliser bien avant que l’Australie n’ait son premier sous-marin. Le choix australien peut ainsi aussi s’expliquer par une volonté, au-delà de renouveler sa composante sous- marine, de se placer sous protection américaine, dont les navires pourraient assurer la protection des intérêts australiens durant la période de transition. C’est donc aussi un autre camouflet pour la France, qui malgré sa volonté d’investir plus de moyens militaires dans la zone, semble cruellement manquer de crédibilité aux yeux des décideurs australiens.
Une véritable révolution pour l’environnement stratégique indopacifique
Enfin, c’est surtout sur l’équilibre stratégique en Indopacifique que pèseront les conséquences profondes de l’actualité de ces deux dernières semaines. Bien qu’il s’inscrive dans la continuité d’une rivalité sino-américaine croissante, l’AUKUS est en effet un véritable game changer. Avec ce nouveau partenariat, Biden s’écarte de l’approche de Donald Trump, construite autour de la « guerre commerciale », pour ramener la compétition sino-américaine dans un prisme purement militaire. Un véritable point de rupture dans la stratégie américaine en Indopacifique, jugé dangereux par beaucoup de pays de la zone, anxieux de la potentialité croissante d’une confrontation militaire ouverte en Mer de Chine ou dans le détroit de Taïwan. L’inquiétude de la Malaisie et l’Indonésie face à l’annonce de l’AUKUS témoigne parfaitement de la fragilité de l’équilibre stratégique perçue par les acteurs de second rang de la zone, qui depuis des années jonglent difficilement entre Pékin et Washington.
De plus, bien qu’il ne soit en aucun cas question pour l’instant de lui fournir des armes nucléaires, l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire par l’Australie fait peser un risque de prolifération des technologies nucléaires militaires en Indopacifique. En effet, même si le Traité sur la Non-Prolifération (TNP) des armes nucléaires de 1968 n’interdit officiellement pas la vente de sous- marins nucléaires d’attaque, Washington brise un gentlemen’s agreement sur le sujet en exportant les siens à une puissance non-nucléarisée. L’AUKUS créé donc un dangereux précédent en la matière, ce que certains Etats comme la Nouvelle-Zélande, pourtant très proche de l’Anglosphère et membre des Fives Eyes, dénoncent sévèrement. Auckland, invoquant le Traité de Rarotonga signé en 1986 dans l’objectif d’interdire l’armement nucléaire dans le Pacifique Sud, a d’ores et déjà clarifié sa position sur la question : les futurs sous-marins australiens se verront refuser l’accès aux eaux territoriales néo- zélandaises.
On l’aura donc dit et redit à travers cet article : l’AUKUS inflige un sacré coup à la stratégie indopacifique de la France. Le partenariat entre Américains, Australiens et Britanniques vient challenger le statut de puissance et l’image internationale de la France, qui se voyait déjà, suivant une vieille tradition gaullienne, comme la tête d’une « troisième voie » dans l’Indopacifique, un axe indépendant qui jouerait la carte de l’apaisement et du compromis, en marge des géants chinois et américains. Pourtant, tout n’est – ou du moins ne semble – pas perdu. Avant même son entretien téléphonique avec la Maison Blanche, Emmanuel Macron s’est entretenu avec son homologue indien sur une possibilité d’« action conjointe » dans l’espace indopacifique. On peut penser qu’il s’agit là d’une tentative pour la France de trouver rapidement un remplaçant à l’Australie, car elle manque désormais cruellement d’alliés solides dans la région. L’Inde serait en effet un partenaire de choix, d’autant que c’est avec elle qu’est signé l’autre « contrat du siècle » en 2016, la vente de 36 avions de chasse Rafale pour un montant de 7 milliards d’euros. L’idée d’un axe Paris-Delhi enflamme déjà les imaginaires de certains commentateurs géopolitiques, qui fantasment une revanche diplomatique française, couronnée par une vente de sous-marins nucléaires à la marine indienne, le tabou ayant été brisé par Washington. Il est vraisemblablement un peu tôt pour commencer à spéculer sur la forme ou la nature de cet éventuel partenariat, mais on y voit d’ores et déjà l’expression d’une volonté française de rebondir et de continuer à se positionner dans l’Indopacifique après la « trahison » australienne.
Enfin certains analysent l’épisode de l’AUKUS au contraire comme une opportunité pour la France de pousser son concept d’autonomie stratégique européenne. En écartant la France, ce sont les Européens que Washington exclut de ses nouvelles initiatives indopacifiques, réaffirmant l’importance de l’Anglosphère, et plus précisément des Fives Eyes, dans la réflexion stratégique américaine. Après un silence assourdissant dans les jours qui ont suivi l’annonce, la présidente de la Commission Européenne, Ursula Von der Leyen dénonce finalement le 20 septembre sur CNN le « traitement inacceptable » de la France par l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Un signe de bon augure pour les Français qui aiment y déceler une prise de conscience européenne quant au manque de fiabilité des Américains et à la nécessité de l’émergence d’une voix européenne sur la scène mondiale. Comme souvent avec la France et l’Europe, c’est une lecture bien française de la réalité : beaucoup d’Etats-Membres restent très attachés au parapluie militaire américain. Néanmoins, à travers la publication le 16 septembre d’un document de 18 pages, passé complètement inaperçu face à l’annonce de l’AUKUS, l’Union Européenne affiche désormais elle aussi son intention de se positionner dans l’Indopacifique. La France, qui assumera la présidence de l’Union Européenne à partir de janvier 2022, entend bien jouer là-dessus. Affaire à suivre…
Théo Vibert, étudiant à Sciences Po Lille en Master SIGR (Stratégie, Intelligence économique et Gestion des Risques)