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L’Opposition en Russie à la suite de la Guerre en Ukraine

Le 24 février 2022, Vladimir Poutine ébranla le monde entier en déclarant la guerre à l’Ukraine. Mais ce qui devait s’apparenter à une guerre éclair se révéla être une guerre de haute intensité dans laquelle l’armée russe s’enlisa, ne parvenant pas à écraser la résistance ukrainienne après plus de six mois de conflit. Face à cette situation peu glorieuse, le maître du Kremlin continue de diriger le pays d’une main de fer sans sembler craindre une quelconque opposition à l’intérieur de son pays. Alors que de nombreuses rumeurs infondées ont circulé sur l’état de santé du Président, la question d’un candidat à sa succession continue de revenir sporadiquement dans l’actualité ukrainienne. Les médias occidentaux ont longtemps évoqué la possibilité d’un coup d’État en Russie et certaines personnalités publiques comme le sénateur républicain Lindsey Graham allèrent jusqu’à exhorter l’assassinat de Poutine pour stopper la guerre. Mais l’opposition russe ne s’est jamais retrouvée aussi affaiblie et contrôlée que depuis le début de la guerre. Le régime ambigu que Poutine avait pris soin de maintenir, tolérant l’existence de partis d’oppositions et instaurant un semblant de démocratie, a été balayé par l’autoritarisme du maître du Kremlin à la suite de l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien. Dès lors, quelle place reste-t-il encore à l’opposition en Russie après la déclaration de guerre à l’Ukraine ?

L’ordre Poutinien

 Avant d’aborder la question de l’opposition, il faut se pencher sur la prise de pouvoir de Vladimir Poutine et les différentes méthodes qu’il a mis en place pour s’assurer d’y rester. Après une carrière au KGB puis à la mairie de Saint-Pétersbourg et enfin auprès de Boris Eltsine, Poutine lui succède en 1999 et se voit confirmer après des élections (plus ou moins légitimes) président de La République fédérale de Russie en 2000. Dès son premier mandat, Poutine hérite d’un pays ou le Parlement (la Douma) ne dispose que peu de pouvoir vis-à-vis du président. Les réelles sources d’oppositions ne viennent alors pas tant des institutions que de la presse ou des oligarques qui sont apparus durant les années Eltsine avec le développement du capitalisme en Russie. Poutine va entamer une quête de monopolisation du pouvoir et de renforcement de l’État en s’attaquant aux possibles contre-pouvoirs présents en Russie.

 Il s’agira tout d’abord de la Douma dans laquelle Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, obtiendra dès 2004 la majorité des sièges. Si certaines élections semblent revêtir un aspect démocratique comme celles de 2007 qui furent validées par des missions occidentales. Il apparaît cependant que la fraude électorale est chose courante en Russie et semble même s’accélérer ces dernières années suite à la baisse de popularité de Russie Unie. Lors des élections législatives de 2021, de nombreux cas de fraudes ont été attestés allant des bureaux de vote mis sous surveillance à la création de députés fantômes pour tromper les électeurs.

 En dehors de la Douma, Poutine affirme le pouvoir de l’État et notamment de l’exécutif fédéral sur les pouvoirs locaux et les assemblées des diverses républiques ou oblasts composant la Russie. Ainsi, des gouverneurs de province se sont vu remercier et les élections locales sont bien souvent truquées par le pouvoir central. Enfin, les particularismes identitaires susceptibles de s’élever contre le pouvoir et de faire sécession ne sont pas tolérés comme le démontre la répression des Tchétchènes par l’armée russe durant la deuxième guerre de Tchétchénie(1999-2008). Au contraire Poutine joue sur le nationalisme, le traditionalisme russe et la grande guerre patriotique pour unir les différents peuples composant la fédération et éviter à tout prix une dislocation de l’État russe que beaucoup redoutaient après la chute de l’URSS.

 Comme il fut évoqué plus tôt, au début du règne de Poutine, l’opposition venait principalement des oligarques. Ces derniers avaient profité des grandes privatisations des années 1990 et possédaient un fort capital aussi bien financier que politique. Poutine a été témoin durant ses années auprès de l’administration de Boris Eltsine des concessions que ce dernier devait faire auprès de ces riches hommes d’affaires échappant au contrôle de la loi et de l’État. Il va donc prendre toutes ces dispositions afin de les mettre au pas. Le coup d’envoi de cette chasse aux oligarques démarre avec l’affaire Ioukos en 2003 qui résulte de l’arrestation de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, grand magnat pétrolier, pour détournement de fonds et évasion fiscale. Par la suite, plusieurs autres oligarques seront arrêtés et contraints de se rallier au régime ou de choisir l’exil. Par le même coup, l’État Russe a pu mettre la main sur des entreprises, notamment pétrolières comme Ioukos. Cette chasse aux oligarques ne visait pas à abolir l’enrichissement privé en Russie, mais bien à remettre sous le joug de l’État les différentes fonctions qui lui avaient échappé durant les années 1990. À ce titre, plusieurs oligarques n’ont pas été inquiétés de cette purge dès l’instant où ces derniers respectaient les règles et les impôts imposés par Moscou.

 Enfin, Poutine s’attaqua à la presse qui avait connu une liberté sans précédent à la chute de l’URSS. Dans les années 1990, des journaux indépendants comme la célèbre Novaya Gazeta se sont développés en Russie. En plus des médias de propagandes au service du gouvernement, les cas d’arrestations voire d’assassinats de journalistes sont choses courantes en Russie. Un des cas emblématique est Anna Politkovskaïa, une journaliste qui œuvra pour dénoncer les exactions de la guerre en Tchétchénie et fermement opposée à Poutine et qui fut retrouvée morte en 2006, bien que l’identité de son assassin reste inconnu. Une loi votée en 2012 sur les agents étrangers vient obliger toute personne recevant des fonds de l’extérieur du pays à se déclarer agent de l’étranger auprès des autorités. Il se voit alors régulièrement contrôlé et doit stipuler la notion d’agent de l’étranger dans ses publications. Cette clause, qui visait d’abord les ONG, fut étendue aux médias à partir de 2017. Malgré toutes ces restrictions, Poutine n’alla jamais jusqu’à supprimer totalement la liberté de la presse et des journaux continuèrent de publier enquêtes et articles sous étroite surveillance du Kremlin.

Quelle opposition possible en Russie jusqu’à la guerre en Ukraine ?

 Plusieurs vagues de protestations se sont succédé depuis le début des années 2000 contre l’ordre autoritaire établi par Poutine. Et bien que sclérosée, l’opposition n’avait pas entièrement disparu. 

 Il s’agit tout d’abord des différents partis présents dans le paysage politique russe. Si Russie Unie continue d’être de loin le parti majoritaire, des partis d’oppositions sont présents dans le paysage politique russe. Il faut bien distinguer ici les partis d’oppositions dits «officiels» disposant de sièges à la Douma, des autres partis d’opposition. Les partis d’opposition officiels disposent de sièges à la Douma, mais n’apparaissent pas comme de véritables opposants au régime. Ils dénoncent parfois des problèmes sociétaux, mais ne remettent que rarement en cause le pouvoir. Ce sont des partis comme le Parti communiste de Russie ou le Parti libéral-démocrate de Russie. Cette forme d’opposition tolérée ne dispose que peu de pouvoir et de marge de manœuvre et propose occasionnellement des lois ou des réformes différentes de celles portées par Russie unie.

 Les deuxièmes types de partis, bien moins tolérés par le régime, sont ceux jouant réellement un rôle d’opposition. Il s’agit des partis s’étant déclarés devant le ministère de la Justice mais n’ayant jamais ou presque jamais pu entrer à la Douma. Il s’agit par exemple de Iabloko (la Pomme en français). Ce parti fondé dès 1993 s’opposa déjà à Eltsine puis continua à dénoncer l’autoritarisme de Poutine. C’est notamment de ce parti que provient Alexeï Navalny. L’on peut citer le parti de la liberté du peuple ou le front de gauche qui constituent également des partis d’oppositions de bords politiques différents. Ces partis d’oppositions dénoncent la politique de Poutine et bien qu’ils n’arrivent pas à s’imposer à la Douma, ils remportent quelques succès dans des mandats locaux. La liste des partis politiques est longue en Russie, entre les partis d’opposition factices créés par le pouvoir, les partis loyaux ou les véritables partis d’opposition. Enfin, il convient de rappeler que Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine se situe plutôt au centre de l’échiquier politique du pays et que beaucoup de partis d’opposition défendent des idées nationalistes.

 Au-delà des partis politiques, la protestation se retranscrit également au travers de « l’opposition de rue ». Des mouvements vont prendre pied sur des enjeux locaux, notamment des mouvements écologistes, pour protester contre la fermeture d’une école, le déboisement d’une forêt, ou la pollution d’un lac. Ces initiatives citoyennes sont mal perçues par le Kremlin qui n’hésite pas à arrêter certains leaders de ces mouvements tout comme les membres de certaines ONG environnementales venues apporter leur aide. D’autres mouvements extrémistes qualifiés d’ultra nationalistes ou d’anarchistes vont également protester de façon plus violente et commettre des affrontements avec la police. Le mouvement Artpodgotovka lancé à partir d’un blog Twitter puis d’une chaîne YouTube alla jusqu’à appeler ses membres à faire une révolution le 5 novembre 2017 pour renverser le pouvoir en place. La manifestation fut dispersée par les forces de l’ordre, le mouvement interdit et plusieurs de ces leaders seront par la suite incarcérés ou assassinés. 

 Enfin, il convient d’aborder le cas d’Alexei Navalny, « probablement le seul réel opposant politique d’après » la BCC. L’avocat proche des milieux nationalistes s’est d’abord engagé au sein de Iabloko avant de fonder son propre blog (Blog Navalny), puis la fondation anti-corruption (FBK). Après avoir échoué à devenir maire de Moscou, il tenta sans succès de se présenter aux élections présidentielles russes de 2018. Prenant part à de nombreuses manifestations et souvent arrêté, il est à l’origine de plusieurs enquêtes d’investigations. En 2020, il révèle aux yeux du monde entier l’existence d’un palais au bord de la mer noire appartenant à Poutine. Il critique fortement les décisions du gouvernement et notamment le référendum constitutionnel de 2020 octroyant deux mandats supplémentaires au président russe. Après un empoisonnement au Novichok, il est emprisonné en Russie depuis 2021 et le FBK est dissous la même année. À part lui, peu de personnes ont réellement pu devenir des opposants sérieux à Poutine, certains comme Boris Nemtsov se faisant assassiner avant d’y parvenir.

 Au final, ce qui caractérise le plus l’opposition dans la Russie d’avant la guerre en Ukraine et certainement l’incapacité de cette dernière à s’unir de par la multitude de groupes la composant. De plus, des enjeux comme l’annexion de la Crimée en 2014 ont accentué cette scission, certains groupes nationalistes rejetant l’annexion et soutenant l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, ces sources d’oppositions ont survécu bon grès mal grès tant que le Kremlin les tolérait, conférant ainsi au régime une image démocratique de façade.

Quels changements apportés par la guerre ?

 Mais la guerre en Ukraine a complètement balayé les quelques semblants de démocratie révélant un régime russe plus autoritaire que jamais. S’il est vrai que dans un pays en guerre l’opposition peut se retrouver réduite volontairement ou non au profit d’une union nationale soutenant l’effort de guerre. La situation en Russie est sans pareil avec ce que l’on retrouve normalement dans un régime démocratique.

 Il s’agit tout d’abord de l’arrestation en masse de manifestants s’opposant à la guerre. L’on estime à plus de 16 000 personnes arrêtées depuis le début de la guerre selon Amnesty International. De nombreux procès sont actuellement en cours pour condamner les leaders de ces appels à manifester et autres opposants à la guerre. L’un d’entre eux, Ilia Iachine est un compagnon de Navalny. Son procès étant actuellement en cours, il risque d’encourir jusqu’à 15 ans de prison pour « désobéissance à la police ». Face à cette répression, les manifestants ont peu à peu cessé de descendre dans la rue.

 Nombre d’artistes ont également pris part à ces manifestations. Certains s’organisent notamment au sein du parti des morts. Ce groupe existant depuis 2017 a organisé plusieurs performances depuis le début de la guerre. Ces membres, portant des masques représentant des têtes de morts et habillés en faucheurs, descendaient dans la rue avec des pancartes faisant allusion à la mort, à Poutine et à la guerre. Plusieurs domiciles de certains membres ont été perquisitionnés début septembre par des agents du FSB afin de les inciter à ne plus afficher leur opinion anti-guerre.

 Concernant les médias encore en activité, ces derniers ne diffusent plus que la propagande du Kremlin. « Channel One », l’une des chaînes de télé les plus regardées en Russie, présente principalement des débats politiques favorables à la guerre. C’est sur cette chaîne, lors du journal du soir qui enregistre la plus grande audience, que la journaliste Marina Ovsyannikova a brandi une pancarte dénonçant la guerre. Elle est par la suite arrêtée puis mise en détention provisoire et encourt également une lourde peine de prison. Les journaux indépendants ont dû cesser toute activité dans le pays et les journalistes en exil, trouver refuge dans des journaux étrangers pour pouvoir continuer à écrire.

 Mais depuis quelques semaines, la répression s’abat également sur un dernier pan de la société russe : les militaires. Ces derniers sont de plus en plus nombreux à critiquer dans des vidéos le but de leur présence en Ukraine et à choisir la désertion. Même certaines milices paramilitaires critiquent les choix de l’État-major dans la gestion du conflit (mais sans remettre en cause celui-ci). Plusieurs affaires pénales pour « fausse information sur l’armée russe » sont en cours impliquant parfois des militaires. S’il est encore impensable d’envisager une rébellion de l’armée, il apparaît cependant que la motivation des troupes russes s’essouffle en même temps que leur offensive et que l’armée est de moins en moins encline à combattre. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant car, une partie des nouvelles troupes russes est constituée de conscrits ayant été fortement « encouragés » par Moscou pour aller au front.

Les quelques traces d’opposition à la guerre circulent principalement par des messages ou vidéos sur les réseaux sociaux comme Telegram ou Vkontakte, le Facebook russe. Ce qui les rend, de par leur nature, difficile à traquer par le régime. Enfin, des signaux anti-guerre sont visibles au travers de messages ou de drapeaux ukrainien placardés sur des fenêtres ou dans des lieux publics échappant pendant un temps à la surveillance des services de renseignement russe voire dans quelques cas à la dénonciation par le voisinage. Ce qui n’est pas sans rappeler les bons vieux réflexes de l’époque soviétique.

 Bien qu’il soit encore trop tôt pour en déceler toutes les causes : la bulle médiatique dans laquelle baignent les citoyens russes, le climat de peur et de répression instauré par le régime de Poutine, l’incapacité pour l’opposition à s’unifier et à trouver un leader plausible et enfin le retour à des réflexes soviétiques surtout de la part des anciennes générations et de certains technocrates au pouvoir sont tant de causes susceptibles d’expliquer la faiblesse de l’opposition en Russie. Mais l’absence d’opposition ne signifie pas un cautionnement de la guerre. Des personnes continuent de dénoncer les agissements de l’armée russe et la population est loin d’être entièrement favorable à « l’opération spéciale en Ukraine ». Ces dénonciations proviennent surtout de lettrés ou de personnes influentes dans la politique, les arts ou la presse. Mais aussi de militaires ou de simples citoyens russes. Il est ici intéressant de remarquer une scission entre les anciennes générations, nostalgiques de l’URSS et les nouvelles générations de Russes plus occidentalisés et plus enclines à rejeter le conflit. Alors que la première tend plus à dénoncer les valeurs occidentales comme source de déchéance et de déliquescence, la seconde y voit au contraire une source d’émancipation. Mais la guerre en Ukraine peut encore changer les choses et une défaite de l’armée russe porterait inévitablement un coup à la légitimité du régime. L’appel à la démission de Poutine par des élus locaux ou encore le changement de ton de la propagande à la suite de l’offensive ukrainienne de ces dernières semaines sont à ce titre des exemples marquants de l’importance de la guerre en cours.

Eloi Blondé,

étudiant en 2ème année à Sciences Po Lille,

co-président de l’association Taishan