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Une nouvelle «lutte des classes» à l’IEP de Grenoble ?

L’administration de Sciences Po Grenoble, une école de sciences sociales, réprimandée par ses étudiant.es sur… une question sociale. Face au projet d’externalisation du personnel d’entretien de l’IEP de Grenoble, des étudiant.es se mobilisent.

Des étudiant.es de l’IEP de Grenoble bloquent les bâtiments, érigent des murailles de poubelles, leurs visages sont camouflés, mais leurs regards restent droits. Le rapport de force leur semble nécessaire, comme une solution ultime. Leur lutte se fait contre la précarisation du personnel d’entretien de l’établissement par l’externalisation prévue de leur service.

En quoi ce projet d’externalisation du service d’entretien pose-t-il problème ?

Les agent.es actuellement employé.es par l’école auront alors le choix entre quitter leur emploi ou accepter une offre de contrat d’un an avec l’entreprise privée qui sera choisie par l’administration. Cependant, il n’y a pas de garantie d’un contrat après l’année promise, ni de conditions fixées pour un éventuel renouvellement de contrat.

De plus, une externalisation entraîne une précarisation des conditions de travail : le cumul de CDD devient presque la norme, les horaires deviennent souvent saccadés, avec parfois des lieux de travail dispersés. Mais c’est aussi une perte du lien social, avec un point final au travail sur un seul lieu, avec une seule et même équipe. Or, François Xavier Devetter et Julie Valentin, dans leur ouvrage Deux millions de travailleurs et des poussières montrent notamment que pour les travailleur.euses du secteur de l’entretien, ce qui est souvent le plus important, ce qui rend le travail moins désagréable, ce qui donne envie de venir le matin, c’est le sentiment d’appartenance à une communauté. En effet, faire de l’entretien son travail relève rarement de la passion, et c’est un rapport au travail fondé sur les liens sociaux qui y sont créés qui est ici nié par l’administration de l’IEP. La pause café entre collègues, le repas partagé du midi, tout ce qui pouvait donner un peu de sens au travail disparaîtra avec l’externalisation. C’est une conception du travail comme une simple activité rémunératrice qui est ici poussée par l’administration de Sciences Po Grenoble, et cela s’inscrit dans le contexte politique du “capitalisme académique”.

Pourtant, on aurait pu songer que les dirigeant.es d’une école de sciences sociales tiennent compte de la sociologie du travail, sans garder en tête les seules prérogatives économico-libérales. Mais il est toujours complexe de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, d’entretenir une réflexion en laissant de côté la perception qu’engendrent nos propres privilèges. Lundi 18 mars, l’appel d’offres lancé par l’IEP en février s’est clôturé. Dès lors, l’école pourra choisir et signer un contrat avec une des entreprises. Cette signature empêchera à priori tout retour en arrière, mais rien ne contraindrait la direction à signer.

Quelles oppositions ?

Depuis la fin du mois de février, Sciences Po Grenoble se mobilise : les étudiant.es ont organisé différents blocages et les professionnel.les de l’établissement ont organisé une journée de grève le 12 mars. Les députées LFI  Rachel Keke et Elisa Martin ont été invitées le 8 mars en soutien à la mobilisation. Celle-ci est soutenue par les organisations syndicales l’OURSE, l’UEG (Union des étudiants de Grenoble), et Solidaires.

Les décisions d’organiser des blocages filtrants ou des “actions ménages” dans les locaux ont été votées à une très large majorité par une centaine d’étudiant.es réunis en AG. Par une planification stratégique des dates de blocage, certaines visites des entreprises candidates ont pu être empêchées, visite qui est une condition nécessaire à la candidature.

Le blocage d’un établissement est toujours bien délicat pour son administration, mais les étudiant.es mobilisés ne bloquent pas par amour de la contradiction et du conflit, et il conviendrait peut-être d’écouter leurs revendications. 

Selon iels, la direction de l’IEP ne s’est pas montrée ouverte au dialogue, et prétendrait dans ses communiqués convoquer les élu.es étudiant.es pour dialoguer, échanges qui se feraient seulement sur la forme de la mobilisation, et non pas sur la cause de celle-ci, à savoir le projet d’externalisation. 

“Nous demandons l’abandon du projet d’externalisation. Ce projet n’est ni une obligation financière ni une nécessité managériale. C’est un choix politique que fait la direction : le choix d’une politique libérale méprisante des travailleur.euses essentiel.les qui contribue à la casse du service public. La direction peut, malgré ses tentatives de confusion, abandonner ce projet et nous l’y contraindrons. Nous dénonçons la précarisation des travailleur.euses de l’établissement, le manque de considération des agent.es dans le processus de décision et les mensonges de la direction.”  

Extrait du communiqué  étudiant.es de Sciences Po Grenoble mobilisé.es contre le projet d’externalisation du ménage et pour la liberté d’expression 

 

La mobilisation continue : le lundi 18 mars, les étudiant.es ont voté la reconduction du blocage de l’établissement dès le lendemain. L’occupation des bâtiments a aussi été discutée, et l’administration a alors décidé de fermer l’établissement afin d’éviter une telle situation.  

Ne pas dialoguer, vouloir faire taire ?

L’administration de Sciences Po Grenoble semble donc vouloir empêcher les conséquences de ses décisions, sans jamais considérer de changer sa position sur l’externalisation. 

“Nous dénonçons la répression qu’ont subi les étudiant.es et les personnels mobilisé.es, qui s’illustre par l’exclusion sans preuve de 3 étudiant.es et par des menaces de sanctions et intimidations. En effet, nous dénonçons les violences physiques perpétrées par des membres de l’administration, le retrait violent d’un masque d’un.e étudiant.e, la présence imposée de membres proches de la direction à nos Assemblées Générales, la capture systématique à l’insu des étudiant.es de leur image dans le but de les identifier et surtout de les intimider.”

Extrait du communiqué  étudiant.es de Sciences Po Grenoble mobilisé.es contre le projet d’externalisation du ménage et pour la liberté d’expression.

 

De plus, douze professeur.es ont écrit une lettre en soutien à ces étudiant.es exclu.es, exprimant ne pas comprendre ces renvois temporaires fondés sur des témoignages “visiblement fragiles, puisqu’une d’entre eux.elles a été visée dans un premier temps alors qu’elle était absente ce jour-là [21 février]”. Ces professeur.es considèrent les sanctions des trois étudiant.es concerné.es comme “lourdes et disproportionnées avec les faits reprochés à ces étudiant.es”. Ces sanctions sont selon eux davantage à même d’attiser les tensions que de les apaiser, puisqu’en effet plusieurs blocages ont été organisés en réponse à ces mesures répressives. 

Un personnel déjà en souffrance ?

A la fin de l’année 2023, un questionnaire anonyme a été diffusé par les organisations syndicales présentes dans l’établissement afin d’avoir des indications sur les conditions de travail à l’IEP de Grenoble, tous secteurs confondus. Une expertise certifiée sur les risques psycho-sociaux aurait étérefusée par la direction. 

“La diffusion de ce questionnaire visait à répondre à un sentiment de dégradation des conditions de travail, qui s’est traduit par de nombreux départs au cours des années 2022 et 2023 (toutes catégories et services), des signalements sur le Registre santé et sécurité au travail (RSST) et des arrêts de travail en augmentation depuis la rentrée.”

Extrait du communiqué des résultats du questionnaire de la CGT et de Solidaires sur les conditions de travail à l’IEP.

 

Selon les résultats communiqués, un tiers des répondant.es déclarent aller “mal” ou “plutôt mal“, ce qui est une proportion que l’on peut considérer comme alarmante. L’externalisation, pour les membres du personnel qui décideront d’accepter un CDI avec l’entreprise choisie, ne fera que renforcer ce sentiment. Le projet d’externalisation est par ailleurs désapprouvé à 61% selon les résultats de ce questionnaire. 

“Une méthode qui interroge : “un projet d’établissement par powerpoint”, l’absence d’information et l’absence (parfois considérée comme une dissimulation) du rapport de New Deal pourtant utilisé pour justifier la restructuration en cours.” 

Extrait du communiqué des résultats du questionnaire de la CGT et de Solidaires sur les conditions de travail à l’IEP.

 

Par ailleurs, deux doctorantes ont réalisé une étude comparative des services de nettoyage de l’Université Grenoble Alpes (UGA) : « Les expériences d’externalisation du nettoyage sur le campus de Grenoble au prisme du droit ». Dans leurs perspectives conclusives, les deux doctorantes expliquent que “l’externalité n’est pas, en tant que telle, une contrainte juridique, mais plutôt le résultat d’arbitrages réalisés par les établissements, au sein d’un cadre juridique qui leur est imposé”, mais aussi que “la dégradation majeure des conditions de travail du personnel d’entretien – majoritairement des femmes et des personnes racisées […] – qu’implique l’externalisation du nettoyage devrait être une considération primordiale dans le cadre de ces arbitrages, ce qui n’est manifestement le cas ni à l’UGA et ni à l’IEPG, qui lui préfère des considérations managériales.

Alors, pourquoi l’administration de Sciences Po Grenoble reste-t-elle aussi ferme sur ses positions ? Le fait d’accepter de ne pas externaliser le service d’entretien peut être vu à travers deux prismes : avouer sa faiblesse dans un rapport de force, ce qu’une administration scolaire ne peut pas s’avouer face à des étudiant.es, ou assumer un fourvoiement, ce qui n’est autre qu’accepter d’être humain, et donc imparfait. 

 

Lou Landgren

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