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Et si le flow traversait l’Europe ? Les enjeux d’un rap européen

Devenue la musique la plus écoutée en France mais aussi dans le monde, le rap est passé de courant musical marginalisé, qui trouvait avant tout son public dans une sociologie similaire à celle de ses auteurs notamment les jeunes de banlieue, à un mouvement riche de plusieurs influences et déclinaisons possibles et touchant une audience plus large.

Pourtant, le rap parvient à garder une identité profondément underground, loin des courants musicaux plus mainstream comme la pop ou l’électro. Grâce à des textes plus poétiques, traitant de sujets variés allant de la rue à la dépression en passant par la difficulté d’être jeune, le rap séduit un public au-delà des frontières. Peu de pays européens sont épargnés par le succès de ce courant entre rythme et rimes. De là à envisager des ponts entre les différents raps européens, il n’y a qu’un pas.

En effet, dans une Europe où les temps sont au repli identitaire et aux tendances souverainistes, le rap semble dépasser les frontières. Or, la culture est une dimension indispensable à l’adhésion au projet européen. Et pourtant, quand nous parlons d’Europe, nous pensons d’abord au marché économique commun, à la politique étrangère ou à l’enjeu migratoire. Mais le domaine de la culture reste largement sous-estimé. D’autant plus que, paradoxalement, la question de l’existence ou non d’une culture européenne et de sa possibilité reste prégnante.

Alors la culture et, dans cet article plus particulièrement, ce courant prospère qu’est le rap pourraient-ils renforcer la cohésion européenne ? le rapprochement des peuples européens par un rapprochement des publics du rap ? Comment le rap, qui a longtemps porté l’étiquette repoussoir des banlieues et a été rattaché à une certaine frange de la population, peut-il aujourd’hui être assez puissant et légitime dans le monde de la Culture pour s’imposer comme un outil de politique culturelle ? Quelques éléments de réponse dans cet article entre musique, géopolitique et économie.

“L’idée qui germe chez de plus en plus de rappeurs d’accélérer les collaborations entre artistes européens n’est finalement qu’une nouvelle étape dans l’histoire du rap, histoire qui repose sur le métissage et l’enrichissement musical comme culturel. C’est ainsi que s’est construit le rap et qu’il a pu conquérir des publics plus variés. Le métissage des influences, y compris européennes donc, est une force artistique.”

Le rapprochement des raps européens, un projet avant tout artistique

Le rap s’est toujours posé comme une musique underground et sa liberté réside dans son refus d’être instrumentalisé par qui que ce soit. Même s’il existe du rap politique dit « conscient » (on pense à Suprême NTM), cela ne signifie pas que les artistes souhaitent voir le rap être utilisé à des fins politiques ou purement économiques. Par conséquent, si les artistes cherchent aujourd’hui à se rapprocher entre pays européens, ce sont avant tout des raisons artistiques qui motivent un tel projet.

D’ailleurs, la dimension artistique et créatrice doit garder le dessus sur tous les autres aspects, politiques, économiques comme géopolitiques. En effet, le rap est lui-même l’objet de métissages et d’échanges interculturels, de son émergence jusqu’à l’heure actuelle. Et cette richesse des influences participe à son hétérogénéité et sa large palette d’offres musicales, permettant ainsi au rap de toucher des publics différents. Prenons une illustration de ce métissage d’influences artistiques et géographiques du rap. La drill, le boom bap (type particulier de rap old school, à l’ancienne, du type NTM, 1995 ou Notorious B.I.G côté États-Unis, pour donner quelques grands noms) ou l’emo rap sont des exemples (non-exhaustifs) de sous-genres qui composent la grande famille du rap.

Si le rap a pour origine la soul et le jazz qui lui ont donné sa rythmique chaloupée, ces sous-genre ont été nourris d’influences différentes. Le boom bap, né dans les années 1980 et 1990, peut être considéré comme étant en filiation directe avec la musique noire américaine, à savoir la soul, le jazz et le funk. L’emo rap, représenté par des rappeurs plus récents tels que les Américains XXXTentacion, Juice Wrld et Post Malone depuis les années 2000, est quant à lui influencé par le rock et le grunge et on ne compte plus les références que font ces rappeurs à des groupes de rock des années 1990 comme Nirvana ou Linkin Park. Enfin, dernier exemple, la drill, né en 2011 à Chicago, s’est exportée au Royaume-Uni où elle a été enrichie d’influences jamaïcaines, participant au succès retentissant de la UK Drill qui a elle-même influencé le mouvement français de la Drill représenté notamment par le rappeur Gazo.

Ces sous-genres ont des influences à la fois musicales mais aussi géographiques différentes et vont alors séduire différents types de public. Valoriser un rap européen permettrait d’enrichir les raps « nationaux » de nouveautés musicales et donc aussi culturelles (par exemple des sonorités plus latines avec l’Espagne ou l’Italie). L’idée qui germe chez de plus en plus de rappeurs d’accélérer les collaborations entre artistes européens n’est finalement qu’une nouvelle étape dans l’histoire du rap, histoire qui repose sur le métissage et l’enrichissement musical comme culturel. C’est ainsi que s’est construit le rap et qu’il a pu conquérir des publics plus variés. Le métissage des influences, y compris européennes donc, est une force artistique.

Depuis quelques années, nous avons donc pu voir sortir des featurings inédits entre rappeurs européens, inédits dans le sens où une collaboration entre un rappeur français et un rappeur allemand par exemple aurait été plus difficilement imaginable il y a quelques années. D’ailleurs, c’est côté rap français que les featurings européens explosent le plus. Ainsi, le Français Kaaris initie ce mouvement de collaboration entre artistes européens en 2014 par un featuring avec le rappeur allemand Haftbefehl. S’en suivent de nombreux featurings comme Joke et l’italien Guè Pequeno en 2015, SCH et l’italien Sfera Ebbasta en 2016 et, en 2017, Lacrim et Ghal. Plus récemment le phénomène Gazo a collaboré avec l’allemand Luciano en 2021, Tiakola avec le britannique Dave sur deux titres. Bref, le featuring européen a de beaux jours devant lui.

“Il émerge de plus en plus dans la bouche des rappeurs français l’idée que chercher à décrocher une collaboration avec un artiste hip-hop américain n’est plus forcément le Saint-Graal absolu.”

Le rap européen, outil de soft power face au rap US ?

Si les featurings européens permettent d’enrichir le courant rap, un autre enjeu est aussi de montrer la crédibilité des artistes hip-hop européens. La France est le deuxième marché rap au monde. Mais les États-Unis restent les indétrônables numéro un. C’est aussi dans cette concurrence que réside l’enjeu du rap européen. Pendant des années, les rappeurs français se sont tournés vers les artistes américains qui ont souvent été des modèles pour eux (flow, gestuelle, direction artistique …). Les États-Unis ont fait et font encore rêver les rappeurs européens, pour la très simple raison que ce pays est le berceau du hip-hop. Par conséquent, obtenir une collaboration avec un rappeur américain est souvent comme décrocher le Saint-Graal. Du moins, telle était la tendance majoritaire il y a encore quelques années.

Il faut dire que, malgré plusieurs succès, les collaborations franco-américaines sont souvent décevantes. Le public n’est pas toujours au rendez-vous. Et les rappeurs français sont eux-mêmes parfois déçus de la rencontre. Ces flops s’expliquent notamment par un manque d’alchimie lors de la création du featuring, un manque d’alchimie souvent teinté d’un certain mépris de la part des artistes américains envers les rappeurs français. Sur le featuring qui réunit le Français Gradur et l’Américain Chief Keef, ce dernier n’hésite pas à scander dans ses paroles « « Il m’a payé 10 000 pour 8 mesures », sur un flow nonchalant. Bien souvent, les rappeurs américains, conscients de leur statut international, s’impliquent peu. Le featuring se réalise parfois sans contact direct, avec un couplet envoyé par mail. Dans le meilleur des cas, une rencontre physique peut être organisée mais n’est pas aussi fructueuse qu’espérée. Bien sûr, tous les featurings franco-américains ne sont pas des flops. Plus récemment, celui entre l’Américain Quavo et l’étoile montante du rap français BU$HI, pour lequel l’artiste américain a consacré de son temps pour tourner le clip (ce qui est rare), est un contre-exemple. Mais il émerge de plus en plus dans la bouche des rappeurs français l’idée que chercher à décrocher une collaboration avec un artiste hip-hop américain n’est plus forcément le Saint-Graal absolu. Surtout que les rappeurs français collaborent désormais de façon très enrichissante avec leurs collègues européens.

“Tout featuring avec un artiste étranger nécessite donc des ressources de temps, d’argent et d’organisation particulières. Ainsi, multiplier les collaborations européennes doit pouvoir assurer un retour sur investissements pour les artistes mais aussi pour les maisons de disque.”

Le rap européen, un marché économique comme un autre au sein de l’Union Européenne

L’Union Européenne se caractérise par la libre-circulation des biens, qu’ils soient matériels ou immatériels. Par conséquent, le marché commun concerne également la culture. Donc parlons maintenant économie car la musique, c’est aussi une industrie.

Le rap est un marché florissant, nous l’avons vu. Le premier avantage des featurings européens, au-delà de l’enrichissement culturel de la musique, est d’élargir l’audience de chaque rappeur à un nouveau public, étranger. Augmenter le nombre d’auditeurs revient à augmenter les bénéfices pour les maisons de disque, d’autant que les plateformes de streaming cassent les frontières géographiques. Un rappeur français, italien ou allemand peut être écouté dans n’importe quel pays d’Europe. A une condition : qu’il soit connu à l’étranger. C’est là que le featuring européen permet à chaque rappeur de gagner en visibilité en dehors du cadre national. Avec de potentielles belles retombées économiques à la clé.

En effet, le featuring européen est un pari, un investissement pour les labels. Un investissement d’argent mais aussi de temps. Il faut d’abord mettre les deux rappeurs en contact, cela peut se faire plus ou moins naturellement par exemple si les deux artistes se suivent déjà sur un réseau social comme Instagram et décident d’entrer en contact de leur propre initiative, ce qui est souvent le cas. Mais il faut aussi organiser et financer les déplacements des artistes pour enregistrer, les séances de studio, rémunérer l’artiste invité… La gestion des agendas respectifs des deux artistes est également un élément primordial pour assurer le succès d’un featuring européen : le morceau doit sortir à un moment pertinent pour les deux artistes, il faut convenir des dates d’enregistrement, de tournage du clip… Et la communication et la promotion sont également à adapter car elles doivent viser le public des deux artistes, publics différents au niveau de la langue et de la culture. Tout featuring avec un artiste étranger nécessite donc des ressources de temps, d’argent et d’organisation particulières. Ainsi, multiplier les collaborations européennes doit pouvoir assurer un retour sur investissements pour les artistes mais aussi pour les maisons de disque.

Enfin, comme il est un marché économique comme un autre, le rap peut espérer bénéficier des aides de l’Union Européenne pour la culture. L’UE a d’ailleurs parfaitement pris conscience de l’enjeu économique et culturel que représente le rap. L’Europe aurait à gagner à voir ses rappeurs travailler ensemble. En 2011, un projet de culture urbaine réunissant toute la diversité des l’Europe avait vu le jour. Au total, le projet, intitulé Diversidad, avait été porté par vingt artistes de hip-hop venant des quatre coins de l’Europe, rappeurs, beatmakers et chanteurs issus de douze pays. Et parmi ces artistes, on pouvait retrouver le rappeur français Orelsan ! Mais l’anecdote la plus surprenante encore est que le projet collectif a été soutenu par les institutions européennes qui ont aidé à financer le projet. Tout commence en 2008, quand un single a été enregistré dans le cadre de l’année du dialogue interculturel et sous l’égide de l’European Music Office, une organisation qui représente le secteur de musique dans les institutions européennes. Le succès de ce single a été tel que la Commission Européenne a décidé de soutenir un projet de plus grande envergure. De façon très symbolique, l’album avait été conçu en dix jours à Bruxelles, cœur de l’Union Européenne. Le résultat final incarne parfaitement l’esprit des cultures urbaines de l’Europe contemporaine et cette idée de métissage européen du rap. Ainsi, ce courant musical d’abord marginalisé est bel et bien désormais reconnu comme un mouvement artistique légitime aux yeux d’institutions.

“Le rap c’est aussi une musique qui innove et qui sait prendre en compte les évolutions de la société, tant dans les thèmes abordés, dans la langue que dans les technologies de production et diffusion.”

Le flow du rap par-delà les frontières et les obstacles

La question est donc de savoir si les featurings européens peuvent se normaliser, au point de devenir une opportunité à saisir pour tout rappeur qui souhaite élargir son public. Bien sûr, la collaboration musicale entre artistes européens comporte des limites.

La première d’entre elles est la langue. Un auditeur peut ne pas comprendre la langue d’un rappeur étranger. Dans ce cas, le flow – la façon de poser les mots selon la musicalité du texte et le rythme de l’instrumentale – joue un rôle essentiel car l’auditeur ne pourra se rattacher qu’aux placements des mots, à défaut de se raccrocher à leur sens. Certains défendront l’idée que le problème ne se pose pas avec le rap américain ou britannique car l’anglais est davantage parlé et compris. Toutefois, le rap anglophone est plus reconnu pour la qualité de son flow et la richesse des placements mais aussi la direction artistique et la gestuelle que pour son contenu en termes de texte. Et, qui plus est, même si l’on ne comprend pas les paroles, le rap ne se limite pas au texte. Comme expliqué précédemment, le rap, c’est aussi du rythme et de la sonorité. L’auditeur pourrait donc découvrir de nouvelles sonorités, de nouveaux rythmes selon les accents par exemple. Ajoutons aussi le rôle indispensable des gimmicks en rap, qui peuvent être comprise peu importe la langue car les gimmicks marquent par leur sonorité (par exemple une phrase avec un flow très particulier qui va donner sa signature au morceau). Enfin, les outils technologiques peuvent maintenant permettre à la musique de dépasser les frontières linguistiques. Les artistes pourraient par exemple miser sur le sous-titrages des clips et les applications et vidéos ludiques qui se sont développées ces dernières années comme RapGenius dans lesquelles les paroles de textes de rap sont traduites et même expliquées.

Une autre condition au succès des featurings européens tient aux infrastructures de distribution. Ces dernières doivent être particulièrement développées, ce qui, en réalité, est déjà le cas. Il existe néanmoins quelques différences de développement en Europe, par exemple dans la partie centrale ou orientale. Ainsi, en Bulgarie ou en Tchéquie, deux pays dans lesquels la scène rap est de plus en plus active, les collaborations européennes pourraient dynamiser le développement des infrastructures de distribution. Pour pallier les différences économiques entre pays européens, le streaming pourrait être une solution. Il s’agit d’un moyen de distribution moins coûteux, plus facile à mettre en place et très efficace. D’ailleurs, le succès du rap a été largement facilité par le streaming. En effet, hormis des radios spécialisées, les radios mainstream passent très peu de rap. Internet, ses réseaux sociaux et ses plateformes sont donc devenus un terreau fertile pour les rappeurs en manque de représentation et de visibilité dans les canaux de diffusion traditionnels.

Ces limites, bien que réelles, peuvent être largement surmontées, notamment grâce à la technologie. Oui, le rap c’est aussi une musique qui innove et qui sait prendre en compte les évolutions de la société, tant dans les thèmes abordés, dans la langue que dans les technologies de production et diffusion. Auparavant, des mouvements musicaux pourtant populaires comme le rock ou la soul ont donné peu de collaborations européennes. Avec la pop et l’électro, le rap est l’un des courants où les featurings sont les plus nombreux. Mais, même la pop et l’électro présentent peu de collaborations entre artistes européens. Alors, le flow rap saura-t-il voguer au-delà des frontières au sein de l’Europe ? Comme le chantait si bien Nekfeu dans ce morceau devenu un classique, « On verra bien c’que l’avenir nous réservera »

SOURCES

https://www.radiofrance.fr/mouv/les-featurings-franco-americains-une-histoire-de-flops-et-de-succes-2033698

https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-leconomie-hip-hop-une-economie-transversale-et-mondiale-quil-est-temps-de-considerer-960602

https://cafebabel.com/fr/article/diversidad-quand-le-hip-hop-reunit-leurope-5ae00776f723b35a145e1d9f/

https://ventesrap.fr/hhrbusiness-n2-quels-horizons-pour-le-rap-europeen/

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