Après le livre Tous les films sont politiques, Costa-Gavras et Edwy Plenel se retrouvent à nouveau, cette fois-ci autour de la création de la série Le siècle de Costa-Gavras. À l’occasion de la présentation de ce projet à Séries Mania, La Manufacture a pu interviewer les deux hommes.
Poussée par Michèle Ray-Gavras, la productrice du projet par l’intermédiaire de KG Productions, la série de 10 épisodes inscrit les films de Costa Gavras dans toute leur grandeur historique. Ses films, comme les tableaux de réalités passées, dépeignent des moments clés du XXème siècle. Nous avons pu visionner l’épisode un et l’épisode trois de la série, qui se découpe en deux parties : L’Espoir suivi de La Résistance.
Ainsi, chaque épisode se concentre chronologiquement sur un ou deux films. Le bal s’ouvre donc avec un épisode dédié à Z (1969), une production franco-algérienne, adaptation du livre du même nom. Il retrace l’histoire de l’assassinat politique du grec Lambrakis en 1963, et le procès qui s’ensuit, juste avant que le pays ne sombre dans la dictature des colonels. Il s’agit donc d’une peinture politique de la lutte pour la démocratie, des résistances individuelles ou groupées face à l’arbitraire. Avec ce film, le réalisateur fait entrer la politique dans le cinéma par une nouvelle porte, mêlant spectaculaire et thriller policier pour attirer un grand nombre de spectateurs. À sa sortie, le film est un triomphe, il accumule plusieurs récompenses. Après mai 1968, le public est là.
Le troisième épisode est consacré au film L’Aveu, dont la sortie en 1970 a été vivement critiquée par la gauche communiste qui l’a jugé trop en défaveur de son idéologie. Costa-Gavras est resté clair : ce film défend la démocratie en s’opposant au totalitarisme et à la dictature, tout comme Z le faisait un an plus tôt. À nouveau, le film est adapté d’un livre, comme la majeure partie des films du réalisateur. Ce livre, c’est l’autobiographie d’Arthur London, un communiste tchécoslovaque, désigné ennemi de l’intérieur par le parti, puis purgé par les procès de Prague de 1952. C’est donc la dénonciation de ce système que le film tente d’entreprendre.
Par l’Histoire politique que ces films racontent, Costa-Gavras, Edwy Plenel, et évidemment Yannick Kergoat, veulent montrer aux contemporains les erreurs du passé pour avancer au mieux dans le présent : éduquer par la culture.
Lina : Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu la nature de votre collaboration ? En quoi est-ce qu’elle est cohérente avec vos parcours respectifs ? Vous qui êtes le fondateur de Mediapart, vous qui êtes un cinéaste engagé. On sait que ça a commencé par un livre, mais comment s’est formé ce lien entre vous ?
Costa-Gavras :
Ah ! Non, eux ce sont les auteurs, je suis l’acteur de cette histoire. Mes films servent comme base pour raconter l’histoire du siècle passé. C’est comme ça.
La relation que nous avons eue, c’est comme ça que je l’ai acceptée. Ça n’est pas une biographie sur moi. Personnellement, j’ai toujours refusé de faire ça.
Et ça n’est pas non plus une biographie d’une personne qui a fait des films sur le problème du siècle passé. Mais ils profitent de mes films pour parler des histoires du siècle passé, que les gens de votre génération ne connaissent pratiquement pas ou très peu. C’est un moyen de vous introduire dans ce siècle, dans ces différentes périodes et ces différents systèmes politiques.
Edwy Plenel :
Tout ça s’est fait un peu en marchant, avec quand même une bonne fée, qui est Michèle Ray-Gavras, la productrice de Costa Gavras, et aussi son épouse, la responsable de KG Productions. En fait, on se connaissait, mais quand il y a eu des coffrets en DVD d’Arte sur les 18 premiers longs-métrages de Costa Gavras, après une longue bataille pour récupérer les droits des films de sa période américaine, Michèle m’a demandé de faire le bonus, comme on dit, dans les coffrets de DVD. On a fait des entretiens, au fil de ces bonus sont sorti des petits livrets de textes qui m’ont amené à travailler, à réfléchir un peu à son cinéma.
Et du coup est sorti ce petit livre, Tous les films sont politiques. Et c’est là que Michèle, toujours, a eu cette idée de se dire qu’il y a peut-être une idée de série. Et là, on s’est mariés avec Yannick Kergoat, qui a été monteur de plusieurs films de Costa Gavras, qui est un formidable monteur, qui est aussi un réalisateur.
D’ailleurs, notre amitié fait qu’il a réalisé le film de Mediapart Personne n’y comprend rien, sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi. Et là, avec Yannick, on a conçu exactement ce qu’a dit Costa Gavras. Le siècle de Costa Gavras, ce n’est pas la biographie de Costa Gavras, c’est comment transmettre à votre génération que son cinéma n’est pas un monument passé, figé, enfermé dans une bibliothèque.
Ce sont des films d’hier qui nous parlent d’aujourd’hui, et qui ont un présent tout à fait actif. Et notre présent est fait aussi de mémoire, d’histoire. Et donc, les ingrédients, à partir de ce moment-là, on a travaillé, on a conçu cette série en dix épisodes de deux saisons.
La première s’appelle L’Espoir, cinq épisodes, et la deuxième, La Résistance, cinq épisodes. Ça correspond à deux périodes différentes. La deuxième, c’est votre période. Ça veut dire que le vent est de face, c’est un peu plus difficile. Nous, c’était la première période, le vent était derrière, nous poussait, et ce cinéma de Costa-Gavras nous a accompagnés.
Et puis après, c’est le travail d’écriture. Moi, j’écris avec les mots, et des idées, et des images de pensée. Mais le gros travail, c’est celui de Yannick Kergoat, en tant qu’écriture au montage, et avec trois ingrédients, qui sont les films, parce que parfois il y a deux films, des archives, c’est très important, les archives qui montrent la résonance, l’actualité, et qui mettent le contexte des films, leur donnent leur ampleur. Et puis, le troisième ingrédient, c’est là où Costa Gavras intervient, en effet, dans un rôle presque de composition, c’est-à-dire qu’il vient éclairer, c’est-à-dire, dans le cadre de notre narration, il ne vient pas parler de manière nombrilique, ce n’est pas du tout son genre de lui-même. Et donc, voilà, ça fait une certaine cohérence de ce récit.
Lou : D’accord, et vous dites justement, tous les deux, que tous les films sont politiques, particulièrement les vôtres, mais dans l’épisode 1, vous dites que vous faites du cinéma politique, mais pas du cinéma militant. Où est-ce que vous situez la différence entre les deux ?
Costa-Gavras :
Moi, je pense que tous les films sont politiques, de toute façon. Le cinéma militant, c’est un cinéma qui décrit un homme ou une situation politique favorable. C’est-à-dire des films sur le parti communiste, des films sur le parti de droite, sur le parti d’extrême-droite, ou sur tel homme et tel homme qui défend une idée, une philosophie politique.
Ça, c’est tout à fait autre chose, à mon avis, parce que quand on va voir ce film, on sait de quoi il s’agit. Quand on va voir un documentaire sur un film, on va au cinéma. On va au cinéma pour s’amuser, pour être content, pour découvrir des choses, des acteurs, des histoires d’amour, des histoires de haine, des histoires de tout ce qu’on voit au cinéma. C’est tout à fait différent, c’est du spectacle que nous faisons.
Edwy Plenel :
Non, mais la différence…
Costa Gavras :
Vous pouvez définir beaucoup mieux que moi.
Edwy Plenel :
Non, non, pas du tout.
Mais la différence, elle est d’ailleurs très frappante.
On n’a pas tout mis, mais dans le premier épisode sur Z, il y a une table ronde sur l’événement que représente Z. Et à l’époque, quand Z sort en 69, après 68, il y a un cinéma militant. En fait, on défend la ligne juste, la juste cause. Et donc, on illustre ce qu’on pense.
C’est-à-dire qu’on vient devant le public défendre, illustrer la juste lutte des ouvriers, la juste lutte des étudiants, etc. Et ça, ça a très mal vieilli. Ça ne fait pas des bons films.
Sur le moment même, ça fait des gens qui sont contents. Entre nous, c’est comme le journalisme. Si le journalisme, c’est juste vous faire plaisir, ce n’est pas intéressant.
Le journalisme, il doit m’amener à penser contre moi-même, à regarder des réalités que je n’ai pas envie de voir, des informations qui dérangent mon parti, qui bousculent. Voilà, c’est ça, la vitalité démocratique. Et donc, le surgissement, par Costa-Gavras, de ce cinéma politique, c’est un cinéma politique comme bien commun. Ce n’est pas la propriété de la bonne orientation.
On est dans une salle de cinéma, on est tous ensemble, on ne pense pas forcément pareil, et on va se retrouver dans un banquet, comme Platon a écrit Le Banquet, c’est-à-dire le banquet démocratique. On est autour et on va partager, et on va partager grâce au talent du spectacle. Il va nous raconter une histoire, et cette histoire va nous émouvoir, va nous bousculer, va nous faire réfléchir, va nous déranger, va nous habiter.
On le voit bien d’ailleurs : est-ce qu’un film, est-ce que le lendemain, on s’en souvient ? S’il nous a divertis, nous a plu sur le moment, on ne s’en souvient pas. On se dit, mais Z, le nombre de gens depuis qu’on fait la série, qui ont fait toutes sortes de chemins différents dans leur vie, qui disent, mais quel événement ça a été pour moi ! On se levait, on applaudissait.
Or, comme le dit dans l’épisode, Georges Semprun, le film termine très mal, la dictature a gagné, tous les héros sont morts ou emprisonnés, et on en sortait avec la pêche. Voilà, et ça c’est le miracle justement du narrateur, du raconteur, du cinéaste, et qui est un métier, qui est justement tous les talents qu’on décrit et qui ont débuté dans l’épisode 2 de Costa-Gavras, et ça c’est un sens, c’est la politique comme bien commun, et vous voyez, c’est une résonance pour votre génération. Aujourd’hui, justement, la politique ne semble pas un bien commun, elle semble très pleine de bassesses, de virulence, voilà, ça n’a pas de tenue, et la force pour moi de ce cinéma-là, c’est qu’il sauve ce bien commun.
Lina : Dans le troisième épisode, on peut entendre “L’espérance restera la petite de l’inquiétude et l’indifférence sera toujours notre pire ennemie”. Vous deux qui avez traversé un siècle compliqué, comment est-ce que vous gardez l’espoir ? Est-ce que vous trouvez que le monde a retenu les leçons du passé, ou est-il indifférent face à ces leçons et replonge-t-il justement dans ce passé-là que vous décrivez ?
Edwy Plenel :
Oui, je pense que l’inquiétude est l’antichambre de l’espérance, ça vaut tout le temps. Bon, on va dire les choses très clairement, au moment où on parle, on n’est pas devant une catastrophe, la catastrophe est déjà là, elle est là. Gaza, l’Ukraine, le Trump, Poutine… Votre génération doit regarder ça en face. On ne va pas se mettre aux abris, on ne va pas se lamenter, on doit regarder en face.
C’est pour ça que quand je dis l’inquiétude est l’antichambre de l’espérance, c’est une façon de dire, mais comment un étudiant va avancer par des problèmes qu’il va affronter ? Donc, au fond, on ne va pas se payer de mots, on ne va pas se rassurer à bon compte, on va affronter ça. Alors, on n’écrit pas le futur, on n’écrit pas l’avenir, mais moi, au fond de moi, c’est vraiment une émotion qui fait… Pour moi, c’est un grand honneur que Costa ait accepté ça et de l’accompagner, parce qu’il sauve cette espérance-là. Et je pense que ce que je dis à un moment, les vaincus finissent toujours par gagner.
Bien sûr que le monde que vous voyez là, qui est extractiviste, masculiniste, prédateur, autoritaire et tout, il va faire plein de dégâts. C’est un monde mort, c’est un monde mort. Et avec Costa, on se dit…
Costa-Gavras :
Si vous prenez le passé, le siècle passé, il y a eu des dictatures partout, à commencer par Hitler, après il y a eu Staline, après en Espagne, après il y a eu en Grèce, en Italie, en Allemagne, Mussolini ils ont fait un film, etc. Partout, des dictatures. Elles ont fini toutes très mal, en faisant des catastrophes partout. Et ce qui est un peu curieux aujourd’hui, c’est que les gens reviennent à cette idée-là, de faire des systèmes extrêmes, à commencer par Trump, puis quelques autres qui commencent à mettre ce monde-là en l’air, ici et là.
Donc, il faut les présenter, ces dictatures-là. Peut-être que les gens comprendront qu’il ne faut pas les commencer. Ils ne comprennent pas tout de suite, il faut du temps. Le cinéma était un moyen, les livres étaient un moyen aussi, beaucoup plus directs sûrement. Mais le cinéma a la chance d’être vu par plusieurs millions de personnes, des millions de personnes, beaucoup plus que les livres. C’est comme ça que j’aime faire le cinéma, essayer de raconter ces histoires-là, mais tout en faisant du spectacle.
Parce que ça me paraît essentiel, le cinéma, c’est ça son rôle. C’est du spectacle.
Lou Landgren et Lina Melhem