La fièvre m’est aujourd’hui médiatique. Presse, chaînes TV, réseaux sociaux, tous imposent le rythme de l’impatience exigeant par là une science “expresse”. Overdosé par ce “24/24 virus”, le public parait finalement désorienté, au risque d’être touché par une autre pandémie, celle de la désinformation. Chronique.
Thierry Gilardi m’aura soufflé la réplique quand je restais bouche bée devant le JT d’Anne-Sophie, pendant qu’elle avalait les mots de son prompteur. Image à l’appui, le chiffre apparaissait comme le scoop de la soirée, celui qui brisait la monotonie des reportages par douzaine sur la fabrique de masques-maison ou le quotidien des Léa, 13 ans environ, qui expérimentent l’école à distance… “1.5 million de français auraient contracté le coronavirus”. A une heure de grande écoute, l’info réveille, les yeux se dérobent de l’assiette pour se fixer sur le téléviseur. Jusque-là, rien de franchement anormal, laissons plutôt la présentatrice poursuivre : “soit 9% de la population”. Léa va finalement pouvoir être intéressante, elle a révisé les pourcentages cet après-midi. En France, nous sommes 67 millions d’habitants, si l’on déplace la virgule avec 10%…hmm… alors ça fait… “6.7 millions !” s’exclame la collégienne à table, renversant le sel dans l’euphorie.
- France Télévisions, à leur tour ?
Merci Léa. Non, un français sur 10 n’est pas atteint du Covid-19. Si l’on s’en tient au chiffre d’1.5 million de cas, cela représenterait plutôt 2.3% de la population française environ. Un écart… de taille, tout comme l’erreur de France 2, pas forcément repérée par l’auditeur.trice préférant naturellement à cette heure-ci se concentrer davantage sur sa pizza que sur des opérations mathématiques, aussi simples soient-elles. Il faut donc appeler un chat un chat, prononcer ce que l’on voulait encore croire comme un oxymore : France Télévisions, à son tour, a produit de la désinformation. “Pas ça, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait !”, quand je vous disais que Gilardi m’avait soufflé mon texte… Oui, la chaîne du service public, la même qui promeut la désintox, le bâton de Gandalf de la fake news, venait d’asséner un véritable coup de boule à sa déontologie journalistique, en préférant la précipitation à la rigueur.
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Une erreur peut en cacher une autre
Certes, deux paragraphes sur une coquille esseulée, d’ailleurs rectifiée, l’ironie ne saura cacher mon exagération… Mais le plus intéressant, la vraie erreur en somme, vient finalement du chiffre clé qui pose aussi question, cette fois-ci dans ses explications méthodologiques. Sinon France 2, ce sont RTL, La Dépêche, Les Échos qui ont repris cette même donnée “d’1.5 millions de cas de coronavirus en France” tiré d’une étude auprès des médecins généralistes réalisée par le syndicat MG France. Une étude ? Le mot est fort. Comme l’a montré Acrimed.org, MG a en fait “interrogé” 2000 médecins qui ont estimé à 56 033 le nombre des patients présentant un tableau compatible avec le Covid-19, qu’il soit confirmé ou probable. Puis, partant du fait qu’il y a 60 000 médecins généralistes en France, ils ont “extrapolé” ce résultat. Léa, notre meilleure joueuse, nous expliquera qu’il s’agit en fait d’une simple règle de trois ! On a multiplié par 30 le nombre de médecins, on multiplie donc par 30 le nombre de cas. Abracadabra : 56033 x 30 = 1.5 million !
Un résultat statistique obtenu à la truelle, sans traitement préalable selon la méthode des quotas, et sans compter tous les potentiels contaminés asymptomatiques ni ceux n’ayant consulté aucun généraliste, etc., avec pour finir un chiffre qui ne représente aucune réalité… et qui ne devrait pas être diffusé ainsi à la télévision. Tout gâteau a pour finir sa cerise : l’étude de MG France est en fait un simple questionnaire publié sur son site, accessible à tous ! Ni nom, ni adresse, ni aucun diplôme requis, c’est bien n’importe quel internaute, médecin ou non, et autant de fois qu’il le voudra, qui peut participer à cette improbable construction statistique…
Bref, derrière cette étude de cas, mon intention n’était pas de décrédibiliser la chaîne public à laquelle on accorde sur le long terme que peu d’erreurs du type. Toutefois, il m’a paru intéressant de se pencher sur la bavure d’un JT plutôt que la liste longue de barbaries d’un BFM TV… Précisément car le danger qui court actuellement est que les premiers se rapprochent de ces chaînes d’information en continu, et leurs lot d’omissions à la déontologie allant avec. A force “d’éditions spéciales“, la course à l’information peut donc même aussi atteindre les journalistes qui savaient auparavant prendre un minimum de recul.
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Le temps de la science ne doit pas être celui des médias
Et la science est la première victime de cette impatience chronique des médias, ceux-là voulant à tout prix servir un public soi-disant “assoiffé”. Jamais dans l’histoire autant de connaissances sur un virus n’ont été accumulées aussi vite, en l’occurrence dans les deux mois qui ont suivi la découverte de l’agent pathogène. Les efforts des scientifiques sont donc considérables, en témoignent la publication de plus de 400 articles consacrés au nouveau coronavirus, le SARS-CoV-2, et plus de 2 000 à la maladie qu’il provoque, le Covid-19. Mais il faut rappeler qu’il s’agit de rapports préliminaires qui n’ont pas (tous) fait l’objet d’un examen par d’autres spécialistes. Pourtant, leur contenu a très vite été repris par médias et réseaux sociaux, les considérant comme des vérités incontestables. C’est ainsi que des travaux ont connu un important relais médiatique alors qu’ils ont finalement été contredits ou retirés à cause d’erreurs scientifiques. Parmi eux, le pangolin devenu super-star, qui aurait été l’animal-relais entre la chauve-souris et l’humain dans la propagation du virus, ou encore l’article prouvant que ce virus était échappé d’un laboratoire puisqu’il était en réalité un mélange artificiel d’un coronavirus et du VIH…
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Le journaliste, ” l’historien de l’instant” ?
Toutefois, derrière le ton sarcastique de cette chronique, j’avais tout de même promis une certaine modestie. Elle est indispensable dans cette crise où chacun doit s’adapter à un quotidien chamboulé, y compris les journalistes. Les erreurs d’approximation, qui ont d’ailleurs été corrigées après coup parfois, sont excusables au vue de la difficulté à réaliser ce métier, toujours plus dans d’urgence. Elles doivent néanmoins servir de leçon pour toujours préférer la rigueur à la précipitation, sans quoi on ne pourra éviter toute anxiété et panique inutiles dans le public, loin d’être nécessaires actuellement. Là est toute la redoutable responsabilité d’un journaliste, manifestant la grandeur et la servitude du métier. Pour s’inspirer des mots de Jacques Fauvet, ancien directeur du Monde, le journaliste est un “historien de l’instant”. Il devrait appliquer les connaissances et la précision de l’historien à l’éphémère qui se dérobe, renoncer aux avantages de la durée et de la distanciation en appréhendant l’instantané qui par définition ne se répète pas. La tâche est rude, presque utopique ; elle semble surtout anachronique…
Clément Rabu