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Carnet de 3A – La Turquie, un pays où la liberté d’expression ne s’exprime pas

Au sommet de l’Etat Français, l’année 2018 s’est ouverte par les traditionnels vœux à la Presse. Dans son discours du 3 janvier, le Président Macron est notamment revenu sur sa volonté de lutter contre les « fake-new » et de rétablir une « saine distance » entre le pouvoir et les journalistes, jugés souvent trop « complices ». Il est revenu également sur son projet de réforme de l’audiovisuel public et sa proposition de créer un poste spécial de protection des journalistes à l’ONU. Deux jours plus tard, le 5 janvier, le Président Turc Recep Tayyip Erdoğan était attendu à Paris pour une visite d’Etat. Une occasion en or pour lui toucher quelques mots sur la liberté de la presse en Turquie.

Interrogé sur la venue du Président Turc, Emmanuel Macron a assuré « qu’il continuerait d’évoquer avec la Turquie la situation des journalistes emprisonnés, empêchés d’exercer leur métier ». Il rappelle également sa réussite dans l’obtention de la libération des deux journalistes Mathias Depardon et Loup Bureau, emprisonnés en Turquie au cours de l’année précédente. Des déclarations qui n’ont évidemment pas plu à son homologue Turc qui a dénoncé des propos « basés sur un manque d’information et des préjugés ».

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Un coup d’Etat (presque) permanent

Revenons quelque mois en arrière. La nuit du 15 au 16 juillet 2016, la Turquie est secouée par une tentative de coup d’Etat à Ankara, sans réussite. Même s’il n’est à ce jour officiellement revendiqué par personne, le Président Turc en a choisi son responsable. Il désigne alors Fethullah Gülen comme commanditaire, un intellectuel turc, ancien soutien d’Erdoğan exilé aux Etats-Unis, mais qui incarne aujourd’hui l’opposition la plus forte. Cet évènement est l’occasion idéale pour le Président Turc de mettre hors d’état de nuire ses opposants et de renforcer son pouvoir présidentiel.
Recep Tayyip Erdoğan, ancien footballeur semi-professionnel, a été Premier Ministre de 2003 à 2014 puis Président de la République jusqu’à aujourd’hui. Avec cette tentative de coup d’Etat, la République de Turquie a tremblé mais ne s’est pas effondrée. Une bien mauvaise nouvelle pour l’état de droit et la liberté de la Presse dans le pays. En effet, en avril 2017, le Président turc est parvenu par referendum à lancer une révision constitutionnelle. Cette réforme permettra dès 2019 de cumuler les fonctions de Président de la République et de Premier ministre. Ce dernier poste va tout simplement disparaitre. Le chef d’Etat aura aussi la possibilité de nommer et de révoquer ses ministres qui ne seront plus responsables devant le parlement. Il aura le pouvoir de nommer seul des personnes à des postes stratégiques au Conseil Constitutionnel, au Haut Conseil des juges et au Haut Conseil militaire par exemple. Le Président de la République aura désormais un mandat de 5 ans, au lieu de 4 actuellement. Cette réforme peut potentiellement conduire Erdoğan à rester au pouvoir jusqu’en 2029.

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Une presse censurée, un accès à l’information muselé

La Turquie n’a jamais été un exemple en termes de liberté d’expression mais la situation s’est aggravée de manière inquiétante depuis 2016. Selon Reporters Sans Frontière, la Turquie était 98ème en 2005 au classement mondial de la liberté de la presse. Elle est aujourd’hui 155ème sur 180 pays. La France est quant à elle au 39ème rang. Amnesty International évoque le chiffre d’un tiers des journalistes emprisonnés dans le monde en 2016, le sont en Turquie. Le pays est devenu en quelques années la plus grande prison à journalistes du monde.
Si le Président Turc qualifie l’échec du putsch de « victoire de la démocratie », la réalité est moins honorable. Depuis 2016, l’Association des Journalistes de Turquie (TGC) estime à 157 organes de presse qui ont fermés. 2500 à 3000 journalistes et professionnels des médias ont perdu leur emploi, 100 000 fonctionnaires ont été renvoyés sur le champ et 780 journalistes ont été privés de carte de presse après le coup d’Etat manqué.
Depuis juillet 2016, Erdoğan a une idée en tête : « arracher la tête des traitres ». Il défend les purges et sa politique répressive en expliquant que les journalistes emprisonnés le sont car ils ont tous un lien avec une organisation terroriste, que ce soit le PKK, l’Etat Islamique ou le mouvement de Fethullah Gülen. Il met en fait les putschistes et les intellectuels d’opposition dans le même panier. Le Président Turc fait en sorte que les médias disparaissent ou deviennent des forces pro-gouvernementales. Il contrôlerait plus ou moins directement 80% des médias turcs. Après le coup d’Etat manqué, les réseaux sociaux ont régulièrement été bloqués, ainsi que l’accès à Wikipédia actuellement.
La commission des droits de l’homme du Conseil de l’Europe présidée par Nils Muiznieks a également dénoncé les dérives antidémocratiques de la Turquie. Il évoque le chiffre de 110 000 sites internet interdits depuis 2016. Les autorités turques détiennent le record de demandes de fermeture de compte Facebook et Twitter et cherchent à ralentir le débit internet pour rendre certaines pages inaccessibles (c’est par exemple le cas de La Manufacture, inaccessible sans VPN).

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S’exprimer, un danger pour sa liberté

En juillet 2017 s’est tenu le procès de 17 salariés du journal Cumhuriyet (La République), un des derniers journaux d’opposition. De nombreuses manifestations ont eu lieu devant le Palais de Justice d’Istanbul : « le journalisme n’est pas un crime ». Almet Sik, un journaliste d’investigation de Cumhuriyet, a dénoncé lors de son jugement la politique du gouvernement qui « traite comme des terroristes tous ceux qui ne lui ressemblent pas ». Il a été expulsé du tribunal en lui disant que « s’il voulait faire de la politique, il n’avait qu’à devenir député ».
L’histoire du journaliste Can Dündar est un peu différente mais pas plus réjouissante. Il s’est exilé en Allemagne pour continuer d’exercer son métier et dénoncer les dérives du pouvoir turc. Sa femme, restée en Turquie, a vu son passeport retiré pour l’empêcher de rejoindre son mari. Ce cas n’est malheureusement pas isolé car nombreux sont les journalistes qui ont dû fuir le pays ou arrêter leur métier après le coup d’Etat. Le 16 février dernier encore, 6 journalistes turcs ont été condamnés à la prison à vie pour des supposés liens avec la tentative du coup d’Etat.

Par les purges et la réforme constitutionnelle adoptée, la Turquie est en train de prendre un dangereux virage autoritaire. Une situation très regrettable alors même que le pays montrait il y a encore quelques années des signes d’aspiration démocratique. La presse indépendante et le droit de s’exprimer librement sont progressivement réduits au silence ou encadrés par le gouvernement. Le 28 février dernier, 32 prix Nobels ont adressé à Erdoğan une Tribune publiée dans Le Monde pour dénoncer le sort des journalistes dans le pays, demandant « un retour rapide à l’Etat de droit et à une totale liberté de parole et d’expression ».
J’ai moi-même demandé à faire un stage non-obligatoire dans un journal francophone basé à Istanbul. Voici ce qu’on m’a répondu : « Si vous êtes toujours motivés, je vous propose d’écrire un article sur les tensions entre la Grèce et la Turquie en mer Egée. En revanche, vous connaissez le contexte en Turquie, nous vous demandons donc de ne pas faire de critique sur le plan politique et de rester le plus neutre possible ». Je suis prévenu.

Pierre-François Allart