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Élections en Russie : le vote utile, ou pourquoi Poutine n’a même pas besoin d’éliminer ses opposants politiques pour gagner

À quelques jours du premier tour des élections présidentielles en Russie, l’issue du vote semble déjà être certaine : la victoire assurée de Vladimir Poutine, pour qui le 18 mars 2018, jour des scrutins, va marquer le début de son quatrième mandat présidentiel.

Toute une époque est associée à son nom. Au pouvoir depuis 2000, détesté par certains, adoré par d’autres, il ne laisse personne indifférent. Après deux mandats consécutifs, la Constitution l’empêchant d’en exercer un troisième, il a cédé son poste à  Dmitri Medvedev en 2008, pour redevenir président en 2012. Nous, les jeunes russes nés dans les années 90, ne connaissons pas la Russie sans Poutine. Or, cet article n’a pour objectif ni de défendre ni de critiquer le candidat no1, mais de présenter une analyse objective de l’image de huit candidats aux élections, dont M.Poutine, et de leurs programmes véhiculés par les principaux titres russes afin de donner une meilleure compréhension du phénomène de « vote Poutine » parmi différentes catégories de population russe. À noter : il ne s’agit pas de médias biaisés, ne  sont citées que des sources journalistiques de qualité. 

Les médias occidentaux ne parlent des élections russes que comme d’une campagne toute pourrie et pseudo-démocratique, comme si Vladimir Poutine était le seul candidat pour lequel tout est gagné d’avance, après l’élimination de son « opposant principal », Alexeï Navalny, qui n’est pas autorisé à se présenter pour des raisons de poursuites judiciaires. Le « Grand méchant » du Kremlin s’installerait, pour la presse du monde entier, sur le fauteuil suprême à tout jamais, du moins jusqu’à la fin de sa vie, pour continuer à réprimer l’opposition et à ré-entamer la guerre froide, aussi bien que la course aux armements. Ainsi, la Russie de Vladimir Poutine, qui cherche à concilier les ambitions politiques soviétiques avec une position d’acteur majeur à l’échelle internationale et les valeurs traditionnelles de la Russie tsariste, est redevenue l’incarnation du mal. Pourtant, on est loin du culte de Poutine, car il s’agit plutôt du choix par défaut, et la diversité des analyses critiques des programmes de huit candidats (celui de Poutine ne fait pas exception) présentées par les médias russes en témoigne.

Poutine : président éternel ?

Rien d’inattendu : la personnalité du président en exercice (on n’ose pas utiliser le terme « le président sortant ») occupe la place centrale dans les publications journalistiques. Dans un même temps, Poutine semble peu se soucier de la campagne : il a refusé de participer aux débats avec les autres candidats, il n’a pas fait de déclaration officielle de son programme dont les éléments clés ne sont devenus relativement clairs qu’après son discours annuel devant l’Assemblée fédérale le premier mars. Or, l’attitude avec laquelle sa politique et son programme sont traités varie en fonction du titre. On peut trouver presque toutes les opinions possibles, des plus sceptiques et critiques aux plus favorables, même si tous les sondages donnent Vladimir Poutine largement en tête avec presque 70% d’intentions de vote au premier tour.

Stanislav Koucher, journaliste politique russe connu pour ses analyses, fait une référence à Franklin Roosevelt, président américain le plus « efficace » décédé au début de son quatrième mandat présidentiel, pour parler du quatrième mandat de Poutine et des raisons d’être élu par le peuple autant de fois :

« À mon avis, l’exemple de Roosevelt doit être étudié par tous ceux qui visent la grande politique, quelle que soit leur nationalité. Mais ce faisant, il est important de ne pas uniquement se souvenir de ce que le président américain le plus efficace avait fait, mais aussi de sa manière de faire ».

Koucher souligne que les violations de la Constitution sous Roosevelt, pointées du doigt par les sympathisants de la politique de la « main ferme », n’ont jamais eu lieu, comme il ne s’agissait que d’ajustements des amendements à la Constitution avec l’approbation du Congrès. « Le peuple a soutenu le président quatre mandats d’affilée notamment parce qu’il disait la vérité et, en tant que vrai leader national, n’a jamais traité la nation comme un attroupement de gamins pas prêts à cette vérité », – précise Koucher. Ainsi, Roosevelt avait fait sortir le pays de la crise en « serrant la vis », ce qui était nécessaire à ce moment-là. Tout comme Poutine l’a fait après les années 90.

Un autre quotidien russe, Vedomosti, pour sa part, a beaucoup critiqué le discours annuel devant l’Assemblée fédérale de Poutine pendant lequel il a annoncé l’apparition de nouvelles armes nucléaires russes invincibles pour le système ABM occidental. L’article intitulé « La nouvelle Russie de Poutine, effrayante et confortable » remet en cause les promesses de Poutine de construire une puissance reposant sur la force militaire et de maintenir en même temps une croissance qui puisse assurer la prospérité des citoyens :

« À l’ombre du nouveau parapluie nucléaire, un pays de la classe moyenne, bien réussi, rassasié et fort va fleurir (…) C’est bien cette  nouvelle Russie redoutable, il faut bien voir, qui représente la vision de l’avenir pour le quatrième mandat de Poutine avec laquelle il laisserait le pays en quittant son poste ».

Selon la logique du discours, ce bel avenir de la Russie serait construit sous le prochain mandat de Vladimir Poutine. Par ailleurs, le président n’a guère parlé des reformes intérieures : d’après l’hebdomadaire RBK, cela veut dire que selon Poutine, il ne faut rien changer dans la vie politique du pays : « Comme un homme politique conservateur, il ne regarde pas vers l’avenir, mais se tourne vers le passé. Il voit des exemples de la modernisation autoritaire dans l’histoire (…) et il pense que c’est possible d’appliquer l’expérience du XXe siècle au XXIe », – dit le politologue Abbas Gallyamov. Pour cet expert, Poutine pourrait effectuer des reformes intérieures uniquement en cas d’urgence. Ainsi, le programme concernant la politique intérieure paraissait bien pâle par rapport aux enjeux extérieurs et militaires cernés par Vladimir Poutine, les défis extérieurs étant traditionnellement déterminants pour le rassemblement du peuple et le progrès national russe.

Ce qui est remarquable, c’est que les propos de Poutine font écho aux discours de Khrouchtchev ou d’Andropov, leaders soviétiques, pour lesquels le militarisme servait à atteindre la parité militaire, politique et en partie économique avec l’Occident :

« Poutine prétend à un tel ordre mondial, où il n’y aurait pas du tout de système de poids et de contrepoids pour la nouvelle Russie effrayante, même s’il précise que ce sera un nouvel équilibre des pouvoirs en soi : de notre part, on ne va attaquer personne, car on ne manque de rien ».

Un autre article du quotidien Vedomosti évoque également la politique étrangère de Poutine en interprétant ses propos :

« L’objectif principal de notre politique étrangère ce n’est pas de restaurer l’Empire Rouge, mais de faire cesser les pressions occidentales, ce qui exige que l’on fasse preuve de notre capacité à prendre des décisions brusques ».

L’article met en question l’argument-clé de Poutine selon qui la Russie est avant tout un ennemi pour les États-Unis avec lesquels « on ne peut parler qu’en recourant à la force ». On trouve la même rhétorique du retour aux ambitions et aux discours des leaders soviétiques dans les articles de l’hebdomadaire Expert, dont les titres « Rendre la Russie aussi puissante que l’URSS », ou encore « Poutine a rendu la Russie grande à nouveau » (version russe de «Make America Great Again »), en disent long sur le message principal du discours de Poutine devant l’Assemblée Fédérale.

One-man show : quels sont les rôles des sept candidats ?

Ce n’est un secret pour personne que Poutine sera réélu malgré les critiques adressées à son programme : les chiens aboient et la caravane passe. Or, cela ne veut pas dire que ceux qui vont voter pour Poutine (70% de la population russe) le font aveuglement, en fermant les yeux sur les inconvénients de sa politique. Ce n’est le cas que de quelques-uns. Malgré les faiblesses de la politique de Poutine, son programme semble le plus viable et crédible face aux autres candidats qui proposent, soit des réformes invraisemblables sans un projet concret de mise en oeuvre, soit construisent leurs programmes autour de sujets qui parlent peu à un électeur moyen et pour qui ils ne sont pas du tout prioritaires.

Le candidat le plus médiatisé dans la presse occidentale, tout comme dans la presse russe, est certainement Poutine. Toutefois, ce n’est pas lui qui a lancé la campagne la plus forte en termes de communication : il est connu au point de ne plus avoir besoin d’augmenter sa présence médiatique. Les autres sept candidats ne sont tout de même pas exclus du champ médiatique, même s’ils sont peu audibles face à Poutine qui ne fait pas grand chose pour attirer plus d’attention journalistique, mais reste la personnalité-clé de toutes les publications sur les élections. Ainsi, tous les candidats sauf Poutine deviennent « petits ». À regarder leurs programmes de plus près, on comprend mieux pourquoi le vote Poutine est le seul choix raisonnable pour la plupart des russes.

Il est à noter que Poutine est également le seul candidat dit « indépendant » qui ne se présente au nom d’aucun parti, alors que les autres ont été proposés par différents mouvements politiques. Vladimir Jirinovski, candidat du parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), extrême droite, et Pavel Groudinine du Parti communiste, appartiennent tous les deux aux partis présents au Parlement qui sont donc bien habituels pour l’électorat russe. Vladimir Jirinovski est un acteur de la vie politique russe connu pour des propos et des comportements excentriques. L’incident le plus récent dans lequel il est impliqué : Jirinovski a insulté brutalement une autre candidate Ksenia Sobtchak (L’Initiative civile, parti libéral) lors des débats télévisés, suite à quoi elle lui a jeté de l’eau au visage. Le candidat communiste Groudinine qui a remplacé pour cette campagne le leader du parti Guennadi Ziouganov, traditionnellement présent dans les courses présidentielles, a été accusé d’avoir oublié de mentionner à la Commission électorale centrale (CEC) l’existence des comptes dans une banque suisse, ce qui fait partie de toute une série de révélations à cause desquels il est surnommé le « candidat millionaire ».

Ksenia Sobtchak est une toute nouvelle personnalité dans la politique russe. Ancienne animatrice d’une télé-réalité issue des milieux de la jeunesse dorée, elle se positionnait dès le début comme une candidate « contre tous », ce qui faisait référence à une option du vote blanc qui n’existe plus dans les bulletins. Son passé fait l’objet de plusieurs moqueries dans la presse :

« En parlant sans ironie (ce qui est assez difficile dans ce cas), sa participation aux élections 2018 n’est qu’une manière de se faire connaître dont elle va bénéficier plus tard».

Quoi qu’il en soit, Ksenia Sobtchak cherche à promouvoir des valeurs libérales, qui ne sont partagées que par une toute petite partie de l’électorat.

Au-delà de Jirinovski, Groudinine et Sobtchak, on distingue quatre candidats, encore plus « petits » et dont les intentions de vote sont entre 1% et 2%, voir moins. Ce sont Grigori Iavlinski (« Iabloko », un parti politique social-libéral), Sergueï Babourine (parti nationaliste La Volonté du Peuple), Boris Titov (Le Parti de la croissance, centre droit) et Maxim Souraïkine (Communistes de Russie).

À quelques exceptions près, les candidats d’opposition « s’imaginent leur électeur potentiel et construisent les programmes à partir de ce que cet électeur voudrait entendre. Les programmes des candidats sont laconiques et captivants, c’est comme ça qu’ils veulent susciter l’intérêt du public et créer une image des politiques actifs et importants ». « Les programmes des candidats d’opposition ont beaucoup en commun », – cite le quotidien Kommersant le rapport du Centre russe des technologies politiques.

Selon le Kommersant, presque tous ces candidats manquent de créativité. Pour résoudre ce problème, « ils pourraient s’adresser à Jirinovski », qui a su se distinguer une nouvelle fois en proposant aux États-Unis de l’aider à remporter les élections, précisant que c’est uniquement si les américains l’aidaient à gagner qu’il pourrait croire en l’ingérence russe dans les élections américaines. Certes, ses interventions rappellent de temps en temps une mise en scène, mais certaines de ses propositions, selon l’hebdomadaire Expert, « méritent l’attention ». De plus, parmi les huit candidats, c’est Jirinovski qui a le plus dépensé pour sa campagne. Les sondages lui prédisent quand même la troisième place, derrière Poutine et Groudinine qui peut espérer obtenir entre 10% et 14%. Ainsi, il est clair qu’aucun candidat parmi les sept ne peut être un vrai rival pour Poutine.


Poutine va être réélu, c’est certain. Mais ce n’est pas le même contexte qu’en 2012 : l’opposition, avec ses manifestations et projets, semblait être plus compétitive, et les nouvelles idées étaient plus viables et plus réfléchies. D’après le journal quotidien Nezavissimaïa Gazeta,

« Le mouvement protestataire a en grande partie défini le contexte des élections, ce qui a rendu la campagne de Poutine plus réactive. Autrement dit, le discours politique normal et conflictuel a assuré la victoire de Poutine il y a six ans ».

Maintenant le discours de Poutine met l’accent sur la politique étrangère, soit sur les défis extérieurs, alors que la politique intérieure passe au second plan. Les questions de sécurité et de défense contre une menace commune sont très enracinées dans la mentalité russe, les territoires russes étant historiquement très exposés aux risques de différentes natures depuis des siècles. C’est pour cette raison que la première fonction de l’Etat, surtout pour les russes, a toujours été d’assurer la sécurité des citoyens, une carte habilement jouée par Poutine. Il est difficile de trouver un autre argument aussi fort. Les autres programmes étant en manque d’une bonne argumentation, il n’est pas étonnant que le vote Poutine soit utile : on est dans la logique d’un candidat « moins mauvais », que dans celle du « meilleur ». Par conséquent, Poutine n’a aucun intérêt à éliminer ses adversaires : même si « le Grand absent » des élections Alexeï Navalny se présentait, il pourrait décrocher un taux de votes peut-être plus important que les autres candidats d’opposition, mais qui ne pourrait pas lui assurer la victoire dans tous les cas.

Yaroslava MIKHAYLOVA