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Renaissance nocturne

Les yeux rivés au plafond, j’ai peur de vieillir. Cette angoisse m’empêche de dormir. Encore une nuit blanche, avant de nombreuses autres. Les images défilent devant mes yeux et mon esprit n’arrive pas à s’arrêter sur un souvenir en particulier. Des éclats de rire et des sanglots, des cris de colère et de détresse. Des sensations aux couleurs fanées, délavées à cause du temps qui passe. D’autres aux nuances surexposées et aux contrastes forts à cause de l’importance qu’elles jouent dans la construction de ma personnalité actuelle. Mais surtout des pensées qui se bousculent dans mon crâne osseux comme des auto-tamponneuses. J’ai ouvert une fenêtre vers ma mémoire épisodique. Expériences personnelles encore et toujours modifiées par les souvenirs construits et reconstruits. Un mélange de tout et de rien. Mélange contradictoire, paradoxal. Dans tous les cas, alchimie neuronale terrifiante. Le futur m’angoisse, l’inconnu me happe pour que je chute dans les méandres de la crainte. J’essaie de me concentrer sur ma respiration. Inspiration, expiration. Mes orteils, ma voûte plantaire, mes chevilles. Je me calme, doucement. Les images sont de plus en plus nettes. Je vois la première nuit blanche que j’ai passée.

Ce soir, je passe la soirée chez Titouan. Maman a accepté un peu à contre cœur mais elle n’a pas eu le choix quand elle a vu mon interrogation d’histoire. J’ai réussi à avoir A, c’était le plus beau jour de ma vie, Monsieur l’a dit devant toute la classe et j’étais très fier de moi. Donc j’ai bien le droit à une petite récompense quand même : dormir chez Titouan pour tout le week-end. On a prévu de faire des nuits blanches, une vendredi et une samedi. J’espère qu’on arrivera à tenir cette fois-ci. Normalement, ça devrait le faire, il est chez son père ce week-end, ses parents sont divorcés. C’est triste mais je suis là pour lui changer les idées. Du coup, on a parlé toute la journée de ce qu’on allait faire pour ne pas dormir. Trop de bons moments en vue, ça va être génial ! Je descends de la voiture, la vieille va vouloir me faire un bisou devant la porte et demander au père de Titouan ce qu’on va manger, en espérant que ce ne soit pas des pizzas. Et ajouter qu’il ne faut pas oublier de mettre l’écharpe tricotée par Mamie, laide comme un poux : il ne faudrait pas attraper froid avec toute cette neige. Qu’est ce qu’elle m’énerve des fois, j’ai dix ans, je suis plus un enfant non plus ! Enfin libre quand je passe la porte d’entrée. Je débarque dans le monde idéal : des canapés, un abonnement pour regarder les matchs de foot, une Gamecube avec des dizaines de jeu. Puis on doit quand même parler des filles, surtout d’Angélique et de Jade, elles n’arrêtent pas de regarder Titouan, trop bizarre elles franchement. On en a pour la soirée, c’est réglé. Si Maman savait ce que je m’apprête à faire, elle en deviendrai rouge de colère, son visage tirant au cramoisi. Non mais ce n’est pas de ton âge et blablabla. En général, je ne l’écoute plus quand elle commence ses grands discours. Intérieurement, je me promets de ne pas être comme ça avec mes enfants.

J’ai finalement réussi à ne pas dormir la nuit du vendredi mais on a passé l’après-midi du lendemain à dormir. L’esprit se voulait plus âgé mais le corps n’a pas suivi. La nature m’a rappelé à l’ordre. L’être humain reste un animal comme un autre finalement : on veut dépasser nos limites, aller toujours plus haut et toujours plus loin. Ça nous amène souvent à devenir les plus horribles des êtres vivants présents sur cette planète Terre. L’humanité court à sa perte mais là, maintenant, j’aimerais oublier toute cette tristesse, cette rancœur, cette négativité. Retrouver l’innocence de l’enfance : le monde qui m’entourait était si beau à mes yeux. Mais je voudrais surtout rattraper ce sentiment de légèreté et de force quand je désobéissais à mes engagements. Bientôt, j’aurais beaucoup plus de responsabilités qu’auparavant et désobéir reviendrait à mettre en danger quelqu’un d’autre et pas n’importe quel autre. Ça m’angoisse, mes boyaux se tordent de peur et ma respiration s’emballe. Je ne parviens pas à me calmer et les images commencent à défiler devant mes globes oculaires, à nouveau. Des images floues qui ressemblent davantage à des tâches de couleur abstraites plutôt qu’à des dessins réalisés par des élèves des Beaux-Arts. La respiration, il n’y a que ça qui compte. Concentration sur le chemin de l’air extérieur jusque dans mes poumons. L’oxygène se déverse dans mon corps, colportée par le liquide rouge vermeille. Inspiration, expiration. Mes cuisses, mon fessier, mon bas-ventre. Je replonge dans un état de semi-conscience devant le film de ma vie, vidéo-projeté sur les parois de ma boîte crânienne.

Elle se dessine dans un halo lumineux. La déesse qui berce mes nuits. Celle que je parviens à voir même dans le noir. Son regard me brûle dès que je sens ses yeux posés sur moi, un feu qui embrase la partie médiane de mon corps. Le fait même de penser à elle la fait apparaître devant moi, peu importe où je suis. Dans une salle de cours, dans un couloir du lycée, dans ma chambre, sous ma douche. Elle est partout. Tout le temps. Toutes les synapses de mon cerveau m’envoient des messages électriques uniquement pour imaginer sa présence à mes côtés. Ma vie tourne autour d’elle au point que le sommeil me semble une atteinte à sa personne, je dois toujours être présent pour celle qui hante mes pensées sous le soleil comme sous la lune. Je suis omnibulé. Rien n’a plus d’importance que ses cheveux bruns ondulés qui arrivent à la cambrure de son dos, que son petit corps à la fois si fort et si fragile, que ses grands yeux bruns aux mille nuances qui me dévorent. Mais surtout ses seins qui ont l’air si doux, ses hanches que j’aimerais serrer entre mes mains. Le sang qui coule dans mes veines et mes artères part de mon cœur, organe anthracite, pour converger vers le même point central qui entame son ascension. Je commence à avoir chaud, je ne dormirais pas, encore une fois. Je la vois allongée dans mes draps blancs qui s’étalent sur sa peau si douce. Je la serre dans des bras que je voudrais plus protecteurs, ma bouche s’écrase sur ses lèvres, nos corps se frôlent d’abord timidement avant de se coller l’un à l’autre par la sueur du désir. Les respirations se font de plus en plus saccadées, l’esprit s’en va pour laisser place aux sensations purement corporelles. Plus rien n’existe en dehors de nos corps qui s’unissent.

Je ne savais pas vraiment ce qu’il m’arrivait. Je voyais toute ma vie et ce qui l’entoure d’un œil nouveau. Cette jeunesse insouciante si belle, aussi belle que Sarah. Tout aussi mystérieuse l’une que l’autre. J’ai découvert en l’autre qu’elle représentait la meilleure version de moi-même. Elle faisait ressortir tout ce qui était bon en moi, me faisait vivre grâce à son rire qui agrémentait mes journées de bouffées d’oxygène. Aujourd’hui, je m’en rappelle comme d’un amour de jeunesse, si passionné et si violent, un premier amour qui me marqua au fer rouge, pour le restant de mes jours. Sarah n’est plus la femme que j’aime aujourd’hui, elle a été remplacée par une autre, qui sera à son tour remplacée par une toujours plus jeune. Une valse de femmes qui a fait dansé mes émotions, de bas en haut, puis de haut en bas. Des montagnes russes dans le cœur d’un français. Un mouvement cyclique dans ma vie car, évidemment, rien ne se crée, tout se transforme. Tout évolue et je m’adapte à chaque moment de ma vie. Rapidement, un nouvel épisode va s’enclencher. Trop rapidement à mon goût, je n’étais pas prêt. C’est un peu le genre d’événements qui vous tombent dessus, sans crier gare. Le train a mis huit mois a arrivé à destination mais je pense avoir dormi pendant tout le trajet, du moins sans avoir regardé les paysages qui couraient par la fenêtre du wagon. J’étais dans une bulle protectrice d’ignorance, de déni. Là, maintenant, je n’arrive plus à la recréer. Le plafond va bientôt me tomber sur la tête. Tout s’accélère, devient flou. La valse de femmes que j’ai aimées se transforme en danse contemporaine aux mouvements saccadés. Plus rien est discernable, je halète. Mon cœur se serre, il me fait mal comme s’il allait exploser. Retour sur mes poumons et l’air qui y circule. Inspiration, expiration. Mes doigts, mes coudes, mes épaules. Les membres avec lesquels je soulèverai prochainement l’amour de ma vie me servaient autrefois à déverser ma sensibilité par la danse.

De retour au Silver Foam. Pas de musique électronique dans les parages, seulement du rock des années 1980 et 1990, britannique de préférence. Mon petit coin de paradis, partagé avec quelques amis de la fac. Un petit écran numérique indique 97 décibels. Mes tympans vibrent au rythme des solos de guitares. Mon corps se déhanche sans que je le contrôle. Je ne remercierai jamais assez Arlette de m’avoir laissé un de ses rails de cocaïne. Grâce à elle, j’ai découvert le monde qui m’entoure sous un autre jour, ou plutôt sous une autre nuit : je suis retourné voir l’univers à travers mes yeux de nouveau-né. Et j’ai trouvé le véritable sens de ma vie. Je veux aller vivre au Pérou dans un temple maya. De toute façon, la vie n’est qu’un de ces temples anciens remplis de signes farfelus : un espèce de truc bizarre, qui n’a pas vraiment de sens, d’entrée ou de sortie mais surtout semé d’embûches pour qu’on meurt avant que tout soit fini. J’imagine Arlette comme partenaire d’aventure, tous les deux liés par une force surhumaine et des pulsions sexuelles fortes. Elle danse à mes côtés, son corps ondule au rythme de la batterie. Elle est si belle mais si complexe. Trop pour moi, même mes capacités intellectuelles décuplées ne peuvent comprendre totalement la boule de nerfs qu’elle est. Ses pensées sont plus emmêlées que ses cheveux. A partir de ce moment-là, je ne peux pas faire grand chose à part danser contre ses côtes jusqu’aux aurores. Encore une nuit blanche et ce n’est pas un phénomène astrologique estival dans les hautes altitudes. Je m’étonne moi-même de ce que je sais et c’est fou ce que je danse bien ce soir, sur cette musique trop forte qui va me rendre sourd dans quelques années. Rien ne compte plus que moi, Arlette et les autres personnes qui se mouvent dans cette petite boîte nordique. Nos sens décuplés nous font sentir tellement vivants à être si proche de la mort. Même s’il me manque l’odorat, ça ne m’empêche pas de lire sur les lèvres d’Arlette que je suis magnifique. Je souris à pleine dents, je suis vivant et je le hurle comme un loup à la pleine lune.

Ce soir là, j’ai failli laisser la vie en voulant me rapprocher de la mort, cette fin qui donne un sens à toute notre existence. Enfin, le plus souvent, on meurt par inattention, par malchance. Peu sont les personnes qui donnent une signification à leur passage sur terre en mettant fin à leurs jours. En réalité, ce sont les seules qui ont tout compris. Mais aujourd’hui, il faut que je vive, pour elles. De retour dans ma chambre noire aubergine. Je me suis calmé. Ces souvenirs de nuits blanches m’ont rassurés. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ces monstres anciens avec l’aide de Romain. Sa personne marque une continuité dans ma vie, il me suit partout. Mon frère de cœur depuis si longtemps, bientôt officiellement lié à ma famille. L’éclaireur du chemin cahoteux qui se dessine devant moi. Beaucoup de personnes ont déambulé dans ma vie : certains pour mon grand plaisir, d’autres pour des moments mornes à se tirer un chargeur dans le pied. Aujourd’hui, c’est Soraya qui berce mes pensées, comme l’ont fait Sarah ou Arlette avant elle. Elle est si différente et si identique à moi, un véritable alter ego. La seule qui parvienne réellement à me canaliser, la seule avec qui je veux créer un futur à la fois si proche et si lointain. C’est elle qui m’a appris l’importance de la respiration pour réussir à calmer mes angoisses blanches qui empêchent souvent Morphée de me prendre dans son monde de sable. Inspiration. Expiration. Mon nez. Mes arcades sourcilières. Mon front. Inspiration. Se concentrer sur le ici et maintenant : 24 décembre 2017. Expiration. Vivre le moment présent qui sera sans doute l’un des moments les plus intenses de mon existence. Inspiration. Quarante-sept centimètres. Expiration. Trois kilogrammes cent. Inspiration. Une renaissance pour moi. Une naissance pour elle. Expiration. Blanche me laisserait- elle dormir ?

Grégoirouchou<3

Fantine Dufour