Cinq ans après avoir manifesté pour Charlie Hebdo, cinq ans après nous être recueillis dans le deuil et le désarroi sur toutes les places de la République, nous disons notre effroi et notre sidération face à la décapitation de Samuel Paty. Dimanche 18 octobre, à Lille, de nouveau nous y étions, unis face à l’intolérance et l’obscurantisme, mais trop peu nombreux, sans comprendre l’absence manifeste de notre génération. Sans comprendre les “oui, mais” relativistes, la presque indifférence de certains.
Cette tribune a été écrite dans les jours suivant les rassemblements du dimanche 18 octobre, en hommage à Samuel Paty et avant l’attentat terroriste commis à la basilique de Nice, le jeudi 29 octobre.
Nous sommes tous capables de citer le nom d’un enseignant que nous chérissons, parce qu’il a su nous éveiller à ce qui est aujourd’hui la raison de nos études. Parce qu’il a su éveiller notre esprit critique, notre soif d’apprendre. C’est justement cet être à qui nous devons tant qui a été décapité, son modèle que l’on a fait taire. Comment, alors, relativiser ? Comment ne pas s’indigner ?
Vendredi 16 octobre, en France, un homme s’est arrogé le droit d’en décapiter un autre. Parce qu’il était en désaccord avec lui. Parce qu’il considérait que la loi salafiste passait avant celle de la République. Le relativisme, l’excuse sociale généralisante, la recherche de circonstances atténuantes servent d’escabeau à un fascisme latent, à la volonté d’extrémistes d’imposer par l’horreur un totalitarisme religieux. Au prétexte de l’offense.
En prônant le “pas de vague”, les institutions ont abandonné leurs missions.
Historiquement l’école laïque a libéré les Français du joug du dogme religieux. Elle a protégé ceux qui ne croyaient pas, ceux qui n’étaient pas catholiques. La laïcité a mis fin à des siècles de conflits religieux. L’école républicaine s’est efforcée de former des citoyens capables de s’unir par l’exercice d’une pensée critique sans limites.
Il serait fou, aujourd’hui, de remettre ce trésor national en cause, parce qu’il offense certains qui ne voudraient pas entendre leurs certitudes questionnées, ne comprenant pas que l’appartenance religieuse se doit d’être un choix et non une essence identitaire. L’école en France n’empêche pas de croire ; elle laisse la possibilité à chacun de s’extraire de son milieu, de choisir sa croyance.
C’est là que le relativisme nous pousse à l’échec. Que les institutions ont abandonné leurs missions. En laissant les professeurs seuls, en prônant le « pas de vagues ». Les enseignants témoignent aujourd’hui de la difficulté d’aborder les questions du mariage homosexuel, de l’avortement, de la caricature, de l’éducation sexuelle, face à une sensibilité disproportionnée, celle d’enfants influencés et éloignés du cadre républicain par leurs parents ou leurs proches.
Sachons opposer au “oui, mais” un fervent “OUI CITOYEN”
Que des croyants aient exigé l’interdiction d’un film constituant, selon eux, une atteinte aux mœurs nous avait légitimement offusqués ; nous devrions l’être tout autant par ceux qui réclament le retrait des caricatures au prétexte qu’elles constitueraient une offense à leur religion.
En République, caricaturer et faire usage de sa liberté d’expression, ce n’est pas « jeter de l’huile sur le feu », ni « aller trop loin », c’est exercer un droit. En République, on ne peut pas être offensé par l’exercice d’un droit. En République, le blasphème n’existe pas justement parce qu’il appartient au vocable religieux qui rend impossible toute critique.
Alors le « oui, mais » ne doit trouver aucune place. Sachons y opposer un fervent « OUI CITOYEN » à la liberté d’expression avec pour seul cadre celui de la loi, OUI à la laïcité, OUI à l’échange libre d’informations contradictoires sur tous les sujets, OUI à la nécessité d’une école républicaine comme instance de formation de l’esprit critique, seule à même d’interroger les préjugés discriminants à l’œuvre dans les consciences.
L’utilisation dévoyée du terme d’« islamophobie » empêche une critique politique et constructive de l’islam.
La critique de la religion n’est pas l’incitation à la haine en fonction d’une appartenance religieuse. Comme on peut critiquer ou craindre l’athéisme, on peut critiquer ou craindre un dogme religieux, un dogme politique. L’islam n’en est pas exempt. Chacun se doit de tolérer, d’accepter, de respecter les croyants, parce qu’ils ont le droit de croire et de critiquer ceux qui ne croient pas ; ce qu’ils ne se gardent pas de faire.
L’utilisation dévoyée du terme d’« islamophobie » empêche une critique politique et constructive de l’islam et finalement de toute religion. Une caricature n’est pas une stigmatisation. Elle critique, interroge et fait vivre le débat. Parce que certains adhèrent profondément à une idéologie politique ou religieuse, la critique de leurs opinions est-elle non souhaitable ? Relève-t-elle d’un racisme et d’une haine de l’autre ? Jamais.
La laïcité charrie une égalité de traitement indispensable à la constitution d’un cadre d’expression des libertés : pas de confrontation saine, ni controverse, ni questionnement, ni critique sans laïcité. Celle-ci consacre la prévalence de la connaissance sur la croyance.
Ne laissons pas la défense de la laïcité à la droite identitaire et à l’extrême droite, qui l’ont historiquement combattue.
Notre réussite réside dans la complexité. La complexité ne donne pas lieu au « cancel » mais à la juste mesure, à l’envie de créer du commun, à la solidarité, à un impératif d’unité contre l’exacerbation de ce qui persiste à nous diviser injustement. L’idéologie totalitaire islamiste est peut-être aussi la tumeur d’une face obscure de la pratique de la République, de ce que furent certains de ses crimes. Mais elle reste une idéologie totalitaire. Tous les oubliés de la République ne prennent pas les armes. Sachons la critiquer quand il le faut, parce qu’elle est imparfaite. Ainsi, toutes et tous, prenons notre part aux affaires de la cité. La question de la légitimité à agir politiquement ne se pose pas quand on est citoyen.
Ne laissons pas la défense de la laïcité à la droite identitaire et à l’extrême droite, qui l’ont historiquement combattue : ils la manipulent contre les musulmans, jouent la carte de la division, et se vautrent dans le plus dangereux des populismes.
La tenue de tout discours, la poursuite de tout idéal nécessite qu’ensemble, étudiants, citoyens, nous sachions nous mobiliser pour la liberté d’expression, pour la laïcité, pour l’école de la République. Chérissons le droit à la caricature, à l’impertinence, envers et contre tous : cela nous permet de créer du commun, de nous parler.
Engageons-nous indéfectiblement auprès de nos enseignantes et de nos enseignants parce que “le premier devoir d’une République est de faire des républicains”. Dans ce moment si solennel où la démocratie, endeuillée par la mort d’un des siens, est assaillie, sachons clamer solidairement que la République, c’est Nous !
Félix Bouchard, Hugo Boulier, Louis Clerc