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Woke de Virginie Despentes : “un joyeux bordel” au Théâtre du Nord 

Artiste associée au Théâtre du Nord, Virginie Despentes a mis en scène Woke, spectacle coécrit avec Julien Delmaire, Anne Pauly et Paul B. Preciado. La Manufacture a assisté le 14 mars à une des cinq représentations de ce spectacle radical et radicalement différent de ce qui se fait traditionnellement au théâtre.

Chacun fait ce qu’il a envie de faire, c’est ça le début”, clame un des personnages de Woke. Ce spectacle produit par le Théâtre du Nord interroge le processus d’écriture à plusieurs et la position qu’occupent les écrivains dans la société. Cette “expérience littéraire”, dans un “contexte de chaos”, de “montée du fascisme” en France, est la première au théâtre pour Virginie Despentes, qui a initié ce projet, comme pour Anne Pauly et Paul B. Preciado, tandis que Julien Delmaire a simplement rédigé “un vaudeville ardéchois” par le passé. Dans ces conditions, ils doivent travailler de concert pour aboutir à un résultat qui leur corresponde à tous les quatre. C’est avant tout cela Woke, une mise en abyme d’un processus d’écriture collectif. Chaque auteur est en effet représenté sur scène, a son personnage dédié. Dans un décor simple, les acteurs, qui jouent le rôle des quatre auteurs, écrivent, proposent des histoires, débattent sur la pièce qu’ils souhaiteraient façonner ensemble. Ils imaginent aussi des personnages pour prendre part à leur future création… et ces personnages apparaissent, sont visibles et interagissent avec leurs créateurs. Sur scène, c’est donc une variété intense de personnalités qui se succède devant nos yeux, si bien que le public s’en trouve même piégé (vous n’en saurez pas plus). Les personnages des auteurs se mélangent à leurs propres personnages, avec beaucoup d’énergie. Ce spectacle de plus de deux heures a du rythme et les scènes régulièrement chaotiques sont entrecoupées de monologues profondément engagés. L’écriture, crue, nette et poétique constitue un des points forts de Woke. La mise en scène est endiablée et les oreilles sont mises à rude épreuve avec des bruits parfois assourdissants, qui nous rappellent le vacarme du monde. Mais aussi et surtout, comme le titre le laissait deviner, Woke est une pièce de théâtre qui clame les idées et visions du monde des quatre auteurs.  

Pratiquer des contre-rituels

C’est de la fiction, c’est fluide”, “faut oser aller encore plus loin”, “il faut arrêter de réduire le champ de l’utopie”, “la meilleure manière de répondre à un système psychopathologique, c’est plus de psychopathologie”, “il faut pratiquer des contre-rituels”. Ce petit florilège de répliques permet de donner un aperçu des tonalités radicales et engagées de Woke. Les scènes laissent entrevoir des combats portés par les auteurs. Ici, un versant féministe, là un versant social : c’est un ensemble disparate d’idées, semées tout au long de la pièce. La réflexion autour du sens des mots dispose d’une place de choix, en interrogeant les termes de “racisé”, de “lesbienne” et surtout, le terme de “woke”. Utilisé dans la pièce à deux reprises, “woke” est d’abord employé dans la bouche d’un personnage dans un sens péjoratif. Julien Delmaire  est revenu après la pièce sur ce “terme woke qui ne veut rien dire, qui est creux, qui est complètement bidon.” Il explique que d’autres titres ont été envisagés, comme Quatuor ou Antifalove, avant de retenir “assez tard Woke, pour en retourner le stigmate : “on s’est dit qu’il fallait le détourner, faire un coup de provoc et une interrogation en profondeur sur ce qu’est woke”.

Pour Virginie Despentes, écrire à quatre cette pièce et la proposer au public du Théâtre du Nord était un processus déterminant et politique. “C’est important de pouvoir se rassembler, c’est presque un rituel. On parle ici de sorcellerie, de capitalisme. C’est presque un rituel de se dire qu’on est là, qu’on est nombreux, qu’on est content d’être comme on est, qu’on a des stratégies de résistance et de vie qui nous sont propres”, a-t-elle expliqué à l’issue de la représentation. Virginie Despentes a aussi évoqué ce moment privilégié de création et fait part de son pessimisme par rapport à l’avenir de la liberté de programmation dans le théâtre public : “Ce théâtre très probablement, dans deux-trois ans, ne produira plus du tout ce genre de spectacle. Je ne crois pas que la possibilité de monter ce genre de spectacle durera longtemps en France et je crois que c’est important de retrouver des gens au milieu de qui je suis heureuse d’être et de faire ensemble des choses qui sont joyeuses. Et c’est devenu pour moi une action politique.” Le pari est de ce point de vue réussi pour Woke, qui parvient à transmettre cette joie politique (ou cette politique joyeuse). 

Le Théâtre du Nord et Woke : une évidence ?

La question du cadre peut se poser et a été soulevée dans le public. Que fait ce spectacle aussi engagé, radical et percutant dans un théâtre public ? Pourquoi ne pas avoir privilégié des lieux alternatifs ? Sasha Andres, actrice dans la pièce, a livré sa perception des choses. “ Les tiers-lieux, lieux alternatifs, ceux qui y sont présents sont acquis d’avance. Dans un théâtre beaucoup moins et c’est intéressant de venir dans un lieu qui n’est pas forcément fait pour accueillir un joyeux bordel, avec des mots qui nous ont profondément touchés et qui passent par la joie.” Pour Julien Delmaire, c’était l’“occasion de toucher un public assez mixte et des gens qui viennent d’horizons différents”, tout en rappelant que “c’est quand même pas n’importe quelle scène nationale, il y a un public hyper jeune et un désir de programmer d’autres choses, pour nous c’est un lieu intermédiaire intéressant.” Le Théâtre du Nord, dirigé par David Bobée, se distingue en mettant à l’affiche des créations originales et engagées, comme Woke ou un Dom Juan revisité. D’ailleurs, Woke s’inscrit pleinement dans la philosophie de la maison, en intégrant dans ses effectifs quatre élèves de l’École du Nord (Clément Bigot, Sam Chemoul, Ambre Germain-Cartron et Miya Péchillon). Une des dernières phrases du spectacle “c’est ici que l’amour commence” est reprise joyeusement en chœur. Ce n’est sûrement que le commencement de l’aventure pour Woke. Le spectacle a été conçu pour partir en tournée, peut-être dès l’année prochaine. Une parution du texte est aussi prévue avant la fin de l’année.

 

Mathis Hardouin

 

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