Il suffit de deux-trois clics sur Instagram, Pinterest ou TikTok pour tomber sur une jeune fille déballant les colis Amazon qu’elle a commandés en masse pour devenir une “coquette girl”, nouvelle tendance découverte sur les réseaux la veille. Et elle n’est pas la seule car personne n’est immunisé à l’influence des réseaux sociaux, surtout lorsque ceux-ci nous aident à forger notre identité.
Je parle ici bien évidemment des “aesthetics”, les “esthétiques” en français, que l’on trouve à tous les coins de rue d’internet et qui pour certains deviennent le centre de gravité de leur identité. Le terme “esthétique” provient du grec aisthetikos qui signifie “perceptif” et est intimement lié à la philosophie du beau et de la perception artistique. Cependant, l’usage actuel du mot ne renvoie plus à la même signification. Lorsque l’on parle d’esthétique sur internet, on entend souvent une identité visuelle (qu’elle soit réelle ou créée de toutes pièces) servant à représenter une personne en son tout, c’est son image de marque, sa direction artistique dans la vie de tous les jours et l’ambiance qu’elle reflète aux autres. Il existe des centaines d’esthétiques possibles, toutes recensées dans une Wiki Aesthetic, les plus connus d’entre elles sont probablement l’esthétique coquette faisant référence à un style vestimentaire très rose, rubans, coeurs, une culture musicale et littéraire autour d’artistes et auteurs comme Lana del Rey, Taylor Swift, Nabokov ou Ottessa Moshfegh, ainsi que l’esthétique dark academia qui met en avant les études de sciences humaines, de langues anciennes, et les sociétés secrètes. Les esthétiques sur internet ne sont pas à confondre avec les subcultures qui contrairement aux esthétiques portent un message moral ou politique tandis que les esthétiques se basent uniquement sur l’aspect visuel.
Il n’y a jusqu’ici aucun problème avec le fait de créer des communautés en ligne et de partager l’amour pour un certain style (vestimentaire, littéraire, musical, …). Là où l’esthétisation devient problématique, c’est lorsqu’elle survient dans l’excès et qu’elle forme des prisons effaçant toute trace d’authenticité et d’individualité. C’est un mécanisme humain rationnel de vouloir se ranger dans des cases afin d’éviter tout possible rejet de la part d’un groupe, cependant, il faut être conscient de la case dans laquelle on se range et des potentielles problématiques qu’ elles portent. Beaucoup de jeunes filles se qualifient sur internet de “nymphette” car elles apprécient l’esthétique coquette, cependant peu d’entre elles connaissent la signification du terme de nymphette (issu du roman Lolita de Nabokov et faisant référence à la pédophilie). Idem pour l’esthétique dark academia qui prône la recherche de savoir, le culte de l’intelligence, la passion pour la lecture de classiques, sans veiller à ne pas tomber dans le mépris de classe ou l’élitisme. D’autres esthétiques peuvent prôner des comportements dangereux ou à risques comme l’esthétique “heroin chic” qui romantise l’usage de drogues dures ou la maigreur extrême dans le but de devenir la prochaine Kate Moss.
Le fait de se conformer à une identité prédéfinie sur internet est une voie facile vers la validation, mais il s’agit parfois aussi d’un sacrifice de son unicité. Créer des cases ou inventer de nouveaux concepts de beauté ou d’apparence est un phénomène assez récurrent sur les réseaux sociaux, on observe des tendances comme le “canthal tilt” (l’inclinaison des yeux jugée attirante) ou la “glass skin” (une peau lisse comme du verre). La majorité des esthétiques visent le même public : des jeunes filles blanches entre 15 et 25 ans qui entrent parfaitement dans les critères de beauté, ce qui laisse en dehors du moule un bon nombre de personnes, bien qu’un effort de représentation se retrouve dans certaines communautés, elles restent marginalisées. Ce public cible serait le plus susceptible de se rendre sur Amazon, Shein, Temu pour acheter le pull en laine qu’il leur faut pour être dark academia, la robe en tulle pour devenir coquette et les bijoux colorés pour devenir indie.
Ce qui me mène à mon dernier point : les esthétiques sur internet favorisent la surconsommation et les achats excessifs sur des sites de fast fashion aux morales discutables. La mode va et vient surtout sur internet, tout va plus vite et une nouvelle tendance apparaît tous les trois jours. Si la “clean girl” est en vogue aujourd’hui, la “messy girl” l’attend au tournant pour inverser le cours de la tendance. Les marques de fast fashion sautent sur chaque occasion pour sortir une nouvelle collection spécialement centrée autour de la tendance du moment, pour que quelques semaines plus tard, une nouvelle collection sorte avec la tendance qui suit. Il suffit de scroller un peu trop longtemps sur TikTok pour succomber à la tentation de commander en un clic le nécessaire pour entrer dans cette esthétique. Ainsi, la rotation régulière des esthétiques en ligne alimente la culture de la mode à usage unique, que l’on peut jeter lorsque la tendance est passée ou laisser pourrir au fond de son armoire. Il n’y a pas de mal à utiliser internet et ses esthétiques comme inspiration, il ne faut toutefois pas oublier qu’il est facile d’en abuser et qu’acheter des vêtements, livres, CD, qui nous plaisent est plus important que de savoir s’ils entrent dans notre esthétique de choix.
Clémentine Grand-Perrin