C’est le retour du héros le plus sexy de la BD. Depuis 1967 et sa sortie de l’imaginaire d’Hugo Pratt, Corto Maltese, le monstre romantique, nous régale de sa profondeur narrative et de son ironie mordante. Mais ce n’est plus sous la plume de Pratt que le héros évolue aujourd’hui, si la série à été reprise par les auteurs espagnols Juan Diaz Canales (Blacksad) et Rubén Pellejo, sur Océan Noir c’est le dessinateur Bastien Vives (Polina) et le scénariste Martin Quenehen (14 Juillet) qui s’y collent, et c’est pas mal du tout.
T’es qui Corto ?
D’une complexité à faire pâlir bon nombre de personnages de romans, Corto Maltese constitue à lui seul un tournant dans l’histoire de la bande dessinée. Des aventures plus « adultes » avec des intrigues à plusieurs niveaux foisonnant de références ésotériques, sensuelles ou les deux, une parfaite maitrise du noir et blanc sont autant d’éléments qui ont propulsés les planches de Pratt à un niveau que certains qualifieront de « littérature dessinée ». En dessinateur et scénariste, Pratt affine les trait de son personnage au gré des albums; il lui donne ce regard malin et le gage d’un flegme que le héros promène sur tous les continents à la recherche de mystérieux trésors oubliés des hommes. Ces trésors, le héros ne les trouve jamais en substance, mais ses escapades n’en sont pas vaines pour autant, le « gentilhomme de fortune » comme il aime à s’appeler, n’aspire au fond qu’à l’émoi des recherches. Il trouve son salut dans l’aventure, dans la quête de l’objet occulte qui l’amènera vers de nouvelles rencontres ou de nouveaux horizons. Pour cela, le marin ne fait état d’aucun préjugé sur quoi que ce soit; si il est sensible à l’injustice, il ne distingue ni « gentils » ou « méchants », on le retrouve à côtoyer tantôt le pirate des mers du Sud, tantôt le moine Franciscain. Corto, le séducteur frustrant et frustré, parlant peu mais fort bien, assène les phrases d’un air détachés, ne répondant à aucune autre morale que la sienne.
« A chaque case, c’est une manière inimitable et sensuelle de laisser vivre la coulée d’encre pour suggérer le relief des vagues ou des dunes de sable, l’ombre d’un palmier, […], et bien sûr, veritable centre gravitationnel de cet univers, la silhouette, splendide, de Corto. », nous dit Thierry Thomas, prix Goncourt de la Biographie 2020 pour son essai romanesque sur Hugo Pratt lui même.
L’Insubmersible Marin ?
Pratt place les aventures de son héros dans le monde du début XX ème, parfait théâtre de l’aventurier romantique. Diaz et Canales, dans un soucis de continuité, ne dérogent pas à cette temporalité. C’est d’ailleurs ce qui rend leurs albums moins percutant que ceux de Pratt. Le hic n’étant pas l’époque en soi, mais bien cette intention de « ne pas déroger à ». Rares sont les personnages qui peuvent survivre à la mort de leur auteur, or il est très clair que Corto en à la trempe, l’enjeu n’est donc plus de le faire survivre mais bien de le faire vivre, ce que Canales et Diaz s’efforcent de réaliser. Néanmoins, ce soucis de continuité donne à Corto des airs de réchauffé, on le maintient en vie comme l’aurait fait Pratt, ou presque, car sans nier l’immense talent des deux espagnols, imiter le maitre Italien ne semble pas suffisant pour atteindre les subtilités de son oeuvre et c’est bien normal. Les contraintes qui pèsent sur les auteurs espagnols sont grandes, ceux-ci sont enfermés dans les carcans très spécifiques qui ont fait connaitre l’oeuvre de Pratt. On imagine mal un grand Corto dans ces conditions.
Bien vu Vivès.
Castermann aussi à du s’en rendre compte. Enfin il faut croire, car l’idée de donner à Bastien Vivès et Martin Quenehen carte blanche pour reprendre en un album l’un des personnages le plus emblématique de la maison n’a pas du leur venir comme ça.
L’esquisse de Vives, rapide et allusive, se rapproche de celle de Pratt sur les derniers Albums de Corto. Elle donne au Marin à la boucle d’oreille sa silhouette nonchalante et aux scènes d’action une fluidité captivante. Les aplats de couleurs de Vivès sont propices à l’éclat des néons de Tokyo, où se déroule une partie de l’intrigue. Pour ce qui est du scénario, les auteurs parviennent admirablement bien à transposer Corto et ses intrigues au seins d’enjeux plus contemporains, l’histoire se déroulant au moment des attentas du 11 septembre 2001. Néanmoins, Corto ne s’y intéresse pas, préférant ses habituelles chimères, l’évènement n’intervient que très brièvement dans l’histoire, donnant au héros une diversion pour se faufiler hors d’un interrogatoire tendu… La routine quoi. Mais tout est assez cohérent, les amis de Corto sont maintenant parmi les Eco-Warriors, ou les Cartels de la drogue comme son ami Raspoutine (oui), qui réapparait dans l’album. Bref, les caractéristiques d’un Corto se joignent parfaitement à l’univers proposé par les auteurs. Si certains éléments scénaristiques s’enchaînent parfois un peu vite ou peuvent sembler superflus, comme la mention des attentas de New-York, l’association des styles est bien menée. On retrouve une intrigue à cheval sur plusieurs pays, sur plusieurs époques, des personnages féminins charismatiques, le tout mené en finesse au rythme des rencontres du héros.
Sortie début Septembre, Océan Noir est salué par la critique et on comprend assez vite pourquoi. Au delà de toucher les « fans » de la série, cet album peut constituer je crois un bon point d’entrée dans cet l’univers crée par Pratt et toujours exploré aujourd’hui. Une lecture fortement conseillée aux amateurs de grandes Bandes Dessinées qui ne se seraient pas encore aventurés dans l’univers de Corto Maltese, et à tous les autres… Téo Dejean