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Amérique latine, Afrique, Europe de l’Est… L’intelligence artificielle peut-elle préserver les langues autochtones et valoriser des identités culturelles marginalisées ?

Depuis plusieurs mois, l’Intelligence Artificielle –  l’application ChatGPT en tête – est au cœur de multiples débats politiques, philosophiques et éthiques. Il est facile d’imaginer qu’un logiciel capable de penser à notre place puisse interférer dans le vote, dans la protection des données personnelles, dans le monde de l’entreprise, dans la médecine… La culture, partie intégrante de toute société, n’est pas épargnée par ces questions que soulève l’Intelligence Artificielle. Une des façons possibles pour préserver une culture est de faire vivre sa langue. Or, l’Intelligence Artificielle, par ses capacités de plus en plus développées à intégrer de nouvelles données linguistiques, pourrait devenir un puissant outil de traduction et, par conséquent, de préservation de langues peu parlées. Ainsi, bon nombre de langues utilisées par les peuples autochtones d’Amérique latine, ou de dialectes largement parlés dans les pays africains mais oubliés par les applications traditionnelles de traduction, et même des langues rares car spécifiques à un pays ou une région particulière, comme le tchétchène, pourraient trouver leur salut dans l’Intelligence Artificielle et sa base étendue de données linguistiques. Alors, donner sa langue à ChatGPT, une vraie bonne idée ? 

 

Des applications mobiles à l’Intelligence Artificielle : vers une revitalisation des langues autochtones en Amérique latine

En Amérique latine, plusieurs applications mobiles ont permis de revitaliser l’usage de certaines langues autochtones. C’est le cas notamment de l’aymara, une langue parlée en Bolivie. En 2016, une étudiante lance une application mobile “Aprende Aymara”. Aujourd’hui, 8 000 personnes utilisent cette application. L’aymara compte environ 2 millions de locuteurs dans quatre pays, la Bolivie, le Pérou, l’Argentine et le Chili, notamment en raison des migrations en provenance de Bolivie. Mais, comme de nombreuses langues parlées par les communautés indigènes d’Amérique latine, elle reste marginalisée dans le système d’éducation, dans le domaine administratif ou dans la culture (cinéma, littérature), au profit de l’espagnol. D’ailleurs, cette langue a été classée “en danger” par l’Unesco. Toutefois, au-delà de rendre visible et accessible une langue, ces applications mobiles permettent de préserver une culture. En effet, une langue s’inscrit souvent dans le sillage de pratiques culturelles, puisque la langue a vocation à unir les membres d’une communauté, au même titre que les traditions et les rites. En rendant les langues autochtones visibles, la technologie, notamment mobile, sert de vitrine à ces cultures amérindiennes, indigènes longtemps invisibilisées. La question se pose alors de savoir s’il faut aller plus loin dans la promotion de langues marginalisées en ayant recours à davantage de technologie. Certains outils d’Intelligence Artificielle comme ChatGPT sont déjà réputés pour leur grande qualité en matière de traduction. Mais, surtout, l’Intelligence Artificielle semble ne pas connaître de limite en termes de “connaissances”. La raison pour laquelle l’IA crée autant de débats tient d’ailleurs au fait qu’elle semble pouvoir tout savoir sur n’importe quel sujet (ce qui, au passage, est loin d’être vrai …). A cet égard, il serait envisageable de compléter la base de données linguistiques avec de nouvelles langues, autochtones ou rares. Il deviendrait alors possible d’obtenir des documents officiels, des œuvres de littérature ou tout autre texte traduits en n’importe quelle langue. Et, dans la question de l’identité culturelle, l’enjeu s’avère crucial notamment par le processus de réappropriation d’un héritage culturel issu de la colonisation. 

Prenons l’exemple de l’une des œuvres littéraires fondatrices de la culture hispanoaméricaine, Don Quijote par Cervantès. Ce roman signe l’avènement de la langue espagnole dans le monde littéraire et donne ses lettres de noblesse à la littérature en langue espagnole, au même titre que la littérature anglaise, française ou italienne s’est construite par des œuvres fondatrices, marquantes. Le roman Don Quijote a donc permis le rayonnement de la langue espagnole dans le domaine littéraire et, plus largement, culturel, permettant ainsi à la littérature en espagnol de rivaliser avec les littératures occidentales déjà établies. Or, l’espagnol a aussi été la langue imposée par les colons venus d’Espagne sur les différents territoires d’Amérique latine. Par conséquent, Don Quijote devrait être aussi bien l’œuvre fondatrice de la culture espagnole que latinoaméricaine. Pourtant, il est parfaitement imaginable que des membres de communautés autochtones ne se retrouvent pas dans cette langue qui n’est pas la leur mais celle imposée par les Espagnols lors de la Conquête, une période de violence et d’oppression. Le roman Don Quijote est une oeuvre fondatrice de la culture ibéro-américaine pour ceux qui considèrent l’espagnol comme une langue faisant partie tant de la culture espagnole que de la culture latino-américaine. Or, l’Amérique latine a été et reste aujourd’hui traversée par des questions d’identités culturelles. Le philosophe cubain Raul Fornet-Betancourt a largement étudié cette question dans sa “philosophie interculturelle” (filosofía intercultural). Tout d’abord, il présente que, si l’Amérique Latine peut être légitimement considérée comme un continent de métissage, cette vision ne doit pas donner l’impression d’une Amérique Latine à l’identité culturelle unifiée et lisse. Au contraire, l’Amérique Latine se définit culturellement par des conflits intrinsèques au territoire. Il note également que l’identité culturelle de l’Amérique latine est une identité dans laquelle les cultures autochtones sont “réduites”. Pour cette raison, il privilégie une lecture interculturelle de l’Amérique latine, c’est-à-dire en observant comme les cultures d’Amérique latine, héritées de la colonisation, propres à chaque nation ou issues des peuples autochtones interagissent ensemble ou en opposition en cas de conflit, créant ainsi une identité culturelle complexe qu’on réunit sous le terme “Amérique latine.” Pour Fornet-Betancourt, l’Amérique latine doit promouvoir une identité qui lui est propre et, pour ce faire, qui laisse un espace à chaque peuple, chaque culture. Un constat philosophique qui est proche de l’enjeu de l’Intelligence Artificielle dans la valorisation des langues et donc des cultures autochtones. Encore plus intéressant, le philosophe utilise l’expression de “dialogue interculturel”  (diálogo intercultural), qui serait la solution pour permettre cette identité unique. Le sens de dialogue peut se comprendre de façon littérale comme imagée. Le dialogue renvoie directement au langage. On comprend dès lors pourquoi la valorisation de langues autochtones marginalisées permettrait de renouer ce dialogue entre les cultures, au sens le plus concret du terme, en permettant la traduction de texte, l’accès à l’éducation aux médias pour ces langues et donc ces cultures. Ce qui nous amène au sens plus imagé du “dialogue interculturel”. Rétablir des langues invisibilisées dans les différents champs de la société permet de replacer des peuples jusque-là maintenus à la marge dans ces champs, de l’éducation à la politique en passant par les arts.    

Ainsi, l’enjeu de l’Amérique latine est notamment de promouvoir une identité culturelle qui lui soit propre et qui la reflète, sans pouvoir ignorer l’influence passée des puissances occidentales, Espagne en tête. Pour formuler la question plus simplement, pour être indépendant culturellement, pour avoir sa propre identité culturelle, l’Amérique latine doit-elle aussi lire Don Quijote ou d’autres œuvres de langue espagnole traduites en langues autochtones afin de se réapproprier l’héritage culturel occidental à leur manière, de façon indépendante ?  Il y a encore quelques années, la réponse était plutôt simple car la solution relevait du théorique : il faudrait être en capacité de traduire les œuvres en question dans les langues autochtones pour pouvoir les enseigner à l’école en aymara par exemple. Or, un tel travail de traduction était difficilement envisageable du fait du manque d’outils disposant de bases de données linguistiques assez renseignées. Mais l’Intelligence Artificielle ouvre désormais le champ des possibles dans le domaine linguistique par ses capacités exponentielles de traduction dans des langues de plus en plus nombreuses. Il ne s’agit plus maintenant d’apprendre une langue menacée, comme le permettent les applications mobiles, mais de se réapproprier l’héritage culturel, littéraire, philosophique issu de la domination espagnole en un patrimoine purement latino-américain. Une nouvelle façon, également, de marquer son indépendance pour l’Amérique latine.     

Des dialectes et langues jusque-là invisibilisés : les exemples de l’Afrique et des langues dites rares

L’Intelligence Artificielle est également utilisée par des outils de traduction que nous utilisons tous. Nous parlerons ici de Google Traduction. En Ouganda, pays d’Afrique de l’Est, le luganda est un dialecte parlée par environ quatre millions de personnes. Les langues officielles sont le swahili et l’anglais. L’outil Google Traduction avait donc renseigné le swahili et l’anglais dans sa base de données linguistiques. Mais alors que devient le luganda ? Quatre millions de locuteurs, ce n’est pas un chiffre négligeable. Mais, pour des applications conçues principalement en Occident, c’est un chiffre qui ne paraît pas suffisant. Autre raison : le swahili et l’anglais ont pris le dessus sur le luganda comme langue officielle. Or, la question n‘est pas seulement d’avoir sa langue dans un outil de traduction. Pouvoir rendre accessible sa langue dans un outil autant utilisé que Google Traduction permet de rendre visible sa culture, sa communauté. Ainsi, omettre la moitié des dialectes d’Afrique dans un outil de traduction employé dans le monde entier revient à invisibiliser une partie de l’Afrique, de sa diversité culturelle, de son identité culturelle. 

En 2002, le géant Google a remédié au problème en ajoutant vingt-quatre langues à l’application Google Traduction. Du bhojpuri, qui est parlé par pas moins de 50 millions de personnes dans le nord de l’Inde, au Népal et aux Fidji, au dhiveri avec ses quelque 300 000 locuteurs aux Maldives, en passant par les langues africaines comme le lingala ou le luganda, l’ajout de ces nouvelles langues est une avancée dans le domaine de la valorisation culturelle. Et une avancée technologique car ces nouvelles langues utilisent un modèle d’apprentissage automatique qui apprend à “traduire dans une autre langue sans jamais voir d’exemple”, comme l’explique la société Google elle-même. 

Toutefois, une nouvelle étape technologique pourrait être franchie avec l’Intelligence Artificielle. En effet, Isaac Caswell, chercheur de Google Translate, affirme que l’ajout de ces langues permet de rendre visibles des communautés marginalisées mais que cette revalorisation culturelle n’est pas aboutie car les traductions ne sont pas toujours de qualité, notamment pour certains dialectes. Ainsi, il ne s’agit pas uniquement de rendre une langue présente dans un outil de traduction. Encore faut-il que la technologie permette une traduction de qualité pour garantir la possibilité de la communication entre communautés et le respect de la culture et de langue de ces dernières. L’Intelligence Artificielle pourrait permettre d’améliorer considérablement la qualité de traduction de certaines langues jusqu’alors oubliées. 

L’Intelligence Artificielle, identités culturelles et autonomie : un outil à double tranchant 

Si l’Intelligence Artificielle peut aider à revaloriser des langues longtemps marginalisées, reste une interrogation centrale : qui serait chargé d’employer cette Intelligence Artificielle à des fins de valorisation culturelle ? Les institutions culturelles officielles, les associations notamment de défense de peuples indigènes comme la Coordination des organisations autochtones du bassin de l’Amazone (COICA pour l’acronyme en espagnol), les organismes internationales comme l’ONU ou les gouvernements des Etats abritant ces peuples autochtones ? Cette question est hautement politique. Peut-on laisser l’Intelligence Artificielle aux mains d’instances politiques dans des pays où la situation politique est justement instable ? 

Pour des pays, en Amérique latine, en Afrique ou dans d’autres régions du monde à l’équilibre politique et économique fragile, l’Intelligence Artificielle pourrait séduire par l’ensemble des solutions qu’elle propose aux problèmes rencontrés par le territoire : l’innovation et la performance pour l’économie, la surveillance pour la sécurité, la traduction pour l’identité culturelle, l’accès des connaissances en apparence infinies pour l’éducation … Dans ces différents pays, l’Intelligence Artificielle serait un véritable coup de pouce pour se développer économiquement, s’imposer davantage sur la scène internationale ou gagner en indépendance vis-à-vis des pays occidentaux. L’enjeu de l’indépendance est un enjeu également politique. Combien d’hommes ou politiques en Amérique latine ou en Afrique par exemple ont utilisé la rhétorique de l’indépendance vis-à-vis de puissances occidentales qui maintiennent, plus ou moins volontairement, des relations déséquilibrées à leur profit ? Et, pour marquer cette indépendance, la promotion d’une identité culturelle propre produit un effet symbolique non-négligeable. En effet, elle renforce l’unité du pays, de ses membres et permet à un territoire de sentir plus légitime, sa culture étant désormais visible et reconnue. 

Arrêtons un instant sur l’exemple de l’Amérique latine, encore une fois. L’Intelligence Artificielle représente à la fois une belle opportunité et un outil à double tranchant pour le territoire. Bien sûr, l’Intelligence Artificielle aidera les pays d’Amérique latine à se détacher de l’Occident et à gagner en indépendance, économique comme culturelle. Mais, alors que certains gouvernements sont particulièrement instables ou connaissent des soubresauts autoritaires, comment protéger les Droits de l’homme, tout en libérant en même temps le potentiel économique de ces États grâce à l’Intelligence Artificielle ? La question se pose ainsi au Mexique, pays dont le gouvernement a déjà commencé à planifier le rôle de l’Intelligence Artificielle dans le développement économique avec notamment des objectifs de long terme. L’Intelligence Artificielle, dans les mains de la puissance publique, est un pièce à double face : côté pile, les gouvernements pourraient élargir leur périmètre d’action en matière d’action publique mais, côté face, rien ne peut garantir qu’ils n’utilisent pas cette Intelligence Artificielle à des fins de surveillance de la population (et de l’opposition) ou de manipulation des résultats électoraux. Résultat : des institutions comme le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) ou l’UNESCO, organisent des forums, souvent en collaboration avec les gouvernements ou associations non-gouvernementales d’Amérique latine, afin d’encadrer l’usage de l’Intelligence Artificielle. Toutefois, cette aide extérieure – principalement occidentale – renvoie une fois de plus l’Amérique latine à son propre démon, sa capacité à penser son modèle de développement en dehors des vues occidentales. En effet, en misant sur l’Intelligence Artificielle, l’Amérique latine entend réformer ses modèles sociaux et économiques pour les adapter aux problématiques qui sont celles de son territoire, et non de l’Occident. En même temps, pour ce faire, les pays d’Amérique latine ne disposent pas d’organes neutres assez autonomes en matière de spectre d’action, obligeant ainsi les Etats à s’engager dans de nouvelles collaborations avec les instances internationales. Toutefois, s’appuyer sur ces instances peut s’avérer toujours préférable à d’éventuels débordements dans l’usage de l’Intelligence Artificielle sur ces territoires, même si cela implique de renoncer à une pleine autonomie vis-à-vis des organismes internationaux et, plus particulièrement, occidentaux. 

Les exemples cités sont principalement tirés de l’Amérique latine, pour des raisons d’affinités et de connaissances personnelles mais le schéma complexe que construit l’Intelligence Artificielle entre valorisation d’une identité culturelle et risques de dérives dans des territoires fragiles peut se transposer à toute région du monde tiraillée entre une volonté d’indépendance et une instabilité économique et surtout politique forte, ce qui rend l’emploi de cette technologie à la fois attrayant et périlleux. Des pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe centrale ou du Moyen-Orient peuvent aisément rencontrer cette double interrogation concernant l’Intelligence Artificielle. Certes, cette technologie peut être perçue comme l’outil qui pourra résoudre une grande partie des problèmes et renforcer des pays, économiquement, socialement, culturellement et les rendre plus indépendants vis-vis des autres puissances, notamment occidentales. Dans le même temps, nous ne connaissons pas encore les garde-fous possibles aux dérives de l’Intelligence Artificielle si celle-ci se retrouve dans les seules mains de la puissance publique. Il est ainsi très tentant de voir en l’Intelligence Artificielle le berceau d’une nouvelle liberté, d’une ouverture de tous les possibles, de la garantie d’une indépendance tant attendue. Mais il n’y pas de pleine indépendance possible si celle-ci ne peut être façonnée que par les seules mains d’un deus machina technologique entre lesquelles les gouvernements, les entreprises et les peuples placent leur espoir tout entier. 

Clémence Delhaye

 

Sources : 

FORNET-BETANCOURT Raúl, “La filosofía intercultural”, dans: DUSSEL, Enrique Eduardo MENDIETA-Carmen BOHÓRQUEZ (eds.), “El pensamiento filosófico latinoamericano, del Caribe y “latino” (1300-2000)”. Historia, corrientes, temas, filósofos, CREAF/Siglo XXI, México 2009, 639-646.

TALANI Nathyte, “L’intelligence artificielle aide à intégrer les langues africaines dans les appareils mobiles”, VOA Afrique, 25 octobre 2022 

“Comment l’intelligence artificielle peut-elle bénéficier à la préservation des langues ?”, Alcimed, 6 avril 2020, 

“Utiliser l’intelligence artificielle pour « décoloniser » le langage”, Global Voices, 20 mars 2023

“L’aymara, cette langue amérindienne revitalisée grâce aux applis”, Courrier international, 16 janvier 2018, source de l’article: El País

Podcast “L’intelligence artificielle pour préserver les langues autochtones”, Emission Kwé Bonjour, Canal M, 28 avril 2022.

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