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Tribune – La force et la démesure

«Non ? Alors on va utiliser la manière forte ». Mercredi 13 février 2019, sciences po Lille, aux alentours de 10 heures, ce gendarme repart vers les deux camions de CRS garés à quelques mètres de l’entrée principale. Derrière lui, un blocus qui, légitime ou non, se veut l’expression forte mais joyeuse et inclusive de l’opinion des étudiant.e.s qui l’ont organisé.

Un CRS, ce sont 80 à 100Kg employés pour leur force, protégés par une cuirasse de plastique rigide et un tissu juridique qui le rendent physiquement et pénalement presque intouchable.

Un.e étudiant.e bloqueur.se, ce sont 50 à 80KG motivés par des idéaux, animés par la volonté de sensibiliser ses pairs à une cause et par le désir de prendre position fermement face aux dérives habituelles de l’inaction.

10H15, les tables chargées de jus de fruits et de biscuits sont abandonnées, les enceintes se taisent, la foule se calme, les chaines humaines se resserrent, les flics se mettent en marche vers les portes. Le silence s’installe, l’appréhension et la nervosité prennent position dans les esprits, là où la fierté et la gaieté d’une matinée de coopération et de partage se tenaient quelques minutes auparavant.

Les instants qui suivent ne sont que stupeur, impuissance et rage. Être présent.e ne suffit pas pour réaliser ce qu’il s’est passé, il faut l’avoir vécu.

Se faire trainer par les cheveux, étrangler par une capuche ou une écharpe qu’un homme entraîné tire de toute sa force, se faire jeter au sol, écorcher par la chute, arracher des habits, bloquer le cou entre un bras et un corps déterminés à vous faire céder, être victime d’une tentative de gazage en plein visage à bout portant, en somme se faire violenter par une dizaine d’individus inatteignables lâchés sur vous par la direction de l’école que vous fréquentez, constitue une expérience pour le moins marquante. En particulier lorsque vous ne montrez aucun signe d’agressivité envers qui que ce soit. Inutile même de revenir sur les propos tenus par les CRS lorsque la résistance à leurs empoignades se faisait trop longue à leur goût.

Voir son intégrité physique menacée par les forces de répression est une chose, le contexte outrageusement scandaleux dans lequel cela s’est produit ce mercredi en est une autre.

Il fallait être dos aux barricades pour apprécier pleinement l’ampleur des faits.

Dos aux barricades, face à un groupe d’étudiant.e.s au regard avide de spectacle ou impatient.e.s de nous voir nous faire expulser, face aux objectifs de leurs téléphones braqués sur ces insupportables agitateurs que sont les militant.e.s et qui allaient voir leurs efforts réduits à une parodie théâtrale grandeur nature. Face à l’indifférence cynique des membres de la direction, de l’administration et des enseignant.e.s en présence, à leur froide irresponsabilité qui a laissé pendant de longues minutes de jeunes hommes et femmes, parfois encore mineur.e.s, être malmené.e.s de façon disproportionnée. Aucune réaction lorsque les cheveux ont été tirés, aucune réaction lorsque les corps sont tombés ni lorsque la gazeuse a été sortie, aucune réaction lorsque les limites ont été dépassées.

Il fallait être dos aux barricades pour comprendre l’humiliation que la direction avait décidé de nous infliger, pour comprendre que le message était clair, « ne vous avisez plus de recommencer », que l’on venait de laisser froidement la violence s’abattre sur nous pendant 10 minutes dans l’espoir de nous faire taire.

Ce que j’ai vu ce jour ne ressemblait en rien à un retour à l’ordre ni au prétendu bon sens dont relèverait la « liberté d’accès à l’enseignement ». Ce que j’ai vu ce matin était simplement une utilisation démesurée de la puissance dont dispose une institution, qu’elle a décidé de diriger contre ses propres étudiant.e.s afin d’éviter qu’une situation politique conflictuelle ne s’éternise.

La honte résume beaucoup de cette matinée, celle pour les responsables de ce désastre ainsi que pour les détracteurs.rices de la légitimité d’une AG à laquelle iels n’ont pas daigné se rendre mais aussi celle de certain.e.s étudiant.e.s qui, sans pudeur aucune, sont entré.e.s dans l’école sous escorte policière dans les minutes suivantes, considérant que la gravité de ce qui venait de se passer sous leurs yeux ne valait pas une absence.

D’autres ont choisi de prendre des risques, d’agir en individus politisés et conscient.e.s du rôle de l’action non conventionnelle dans le processus démocratique. Iels ont mis en jeu leur intégrité pour défendre des convictions, ce dont une immense majorité des étudiant.e.s n’aurait pas eu le courage. Ce blocage, comme tous les autres par ailleurs, c’était aussi une preuve de la capacité de ses participant.e.s à s’organiser, à s’écouter et à s’investir dans un projet commun. De cela nous pouvons être fier.e.s, de cela je suis reconnaissant, c’est à mes yeux l’une des rares occasions dans lesquelles notre Institut d’Études mérite son titre de Politique.

Il n’y a d’armes face à la volonté de diviser que la capacité à œuvrer ensemble pour une société plus juste, plus solidaire, plus saine. Les étudiant.e.s ont prouvé ce matin qu’iels pouvaient s’unir dans la lutte jusqu’au bout, c’est, pour moi, pour nous, une grande victoire.

Axel Van Dycke