S’il paraît de prime abord timoré voire même réservé, Fabrice Arfi est un habitué des plateaux et des scènes, des interviews et des reportages. Le journaliste de Médiapart serait en effet considéré comme le journaliste le plus craint de notre ère. Ses armes ? Sa plume et surtout sa volonté de fer.
Il fait du journalisme d’investigation son terrain de jeu privé. Il mène l’enquête, découvre et met en lumière, au détriment de l’intérêt privé de certains mais en faveur de l’intérêt général. L’affaire Bettencourt, Cahuzac et autres scandales nationaux ont été révélés au grand public grâce à lui. Fabrice Arfi pourrait donc être décrit comme l’un des plus grands journalistes de notre temps. S’ensuit alors l’écriture de livres sur les enquêtes qui l’ont marqué : D’argent et de sang, Le Contrat. Karachi, l’affaire que Sarkozy voudrait oublier et autres encore, Arfi estime que le public a le droit de savoir, de disposer de l’information. Il aime à parler de la “publicité” plutôt que de la “transparence” que permet l’information. La transparence est un mot particulier pour ceux qui ne l’aiment pas et la rejettent. Parfois, certains tendent à penser que les journalistes vont trop loin et que leurs enquêtes sont malvenues; ils n’appartiennent pas aux forces de l’ordre après tout… Où mettre le curseur, dans nos États qui se veulent démocratiques, entre la volonté de tout révéler au public et la nécessité de garder secrète certaines affaires de l’État ? Fabrice Arfi a tenté de répondre à ce problème, depuis son point de vue de journaliste.
Comment devient-on le journaliste le plus craint en France ?
Fabrice Arfi nous décrit son parcours atypique. Il commence le journalisme à 18 ans, à Lyon-Figaro notamment (à cette période, Lyon était un foyer de la presse : presque chaque journal/média avait un représentant particulier à Lyon). Au début, il s’est concentré sur quelque chose qu’il appréciait particulièrement : la musique. Il écrit des articles très pompeux, qu’il nous confie ne pas vouloir revoir aujourd’hui, des critiques de musique sur des artistes divers, des albums et des productions musicales en tout genre. Après cela, il se dirige sans transition vers des articles sur des procès judiciaires et autres enquêtes appartenant alors au domaine du journalisme d’investigation. Il s’esclaffe alors en concluant de son expérience que, le journalisme, ça ne s’apprend pas. Chacun peut forger son propre parcours et la diversité des recrues ne peut être qu’une bonne chose. Il nous confie que, lorsque Médiapart recrute des rédacteurs, ils ne regardent que très peu le parcours universitaire de celui qui prétend au poste. Il relève cependant trois caractéristiques nécessaires aux nouveaux journalistes : la curiosité (c’est une réelle capacité d’indignation qui alimente le journalisme, qui est une science, une discipline avant tout vivante). La presse est une hiérarchie de l’information, un partage qui mène souvent au débat, à la discussion. Il faut témoigner également d’une pugnacité très importante : les journalistes sont constamment poussés à arrêter, à se freiner. Le rôle du journaliste est de “publier des histoires vraies d’intérêt général”, qui peuvent bousculer, en cela qu’elles obligent à réfléchir, plus que de “faire du journalisme d’investigation”. Le journaliste produit de l’information, il est un créateur de conversations. Les faits font les opinions, et non l’inverse. Il faut prendre en compte le droit des sociétés à savoir, qui est le fondement de nos sociétés démocratiques. Fabrice Arfi rappelle alors le discours de 1848 de Victor Hugo à la Chambre, lorsqu’il annonça que, pour lui, la liberté d’informer et le droit de vote sont les deux facettes de la même pièce, les deux aspects sont fortement interdépendants. Ce discours permet de mettre en exergue l’utilité sociale de l’information.
Être “co-responsable des enquêtes à Médiapart”, qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Créé en 2008, journal indépendant, sans subventions étatiques et fonctionnant avec un budget participatif, Médiapart jouit aujourd’hui d’un essor peu commun. Alain Minc disait du journal à ses débuts : “ces gens-là n’ont rien compris”. S’il savait qu’en 2019, le journal est rentable, à l’équilibre depuis 2010… Le budget est consacré aux améliorations techniques, à l’épargne en cas de procès éventuels, entre autres. Il existe donc un “Service des enquêtes” (dont Fabrice Arfi est le directeur). Il explique à l’auditoire que, dans ce service on dispose de beaucoup de temps pour produire, pour faire la chronique du travail des autres et pour s’adonner à la recherche de documents, d’affaires, etc. Pour Médiapart, à la base de chaque révélation de scandale, il y a une histoire. Arfi préférerait se qualifier de journaliste “d’initiative”. Bien sûr, les scandales ont ensuite été remis aux mains de la justice mais le service que dirige Fabrice Arfi se charge de débusquer les histoires qui pourraient s’avérer, par la suite, intéressantes. Parfois cependant, Arfi joue un rôle plus “classique” de relecture, de mise en forme, etc. (les scandales ne pleuvent heureusement pas tous les jours…)
Quelle est l’affaire qui vous a le plus marqué ?
Il y a des affaires plus intéressantes que d’autres, certes, mais chaque affaire contient une saveur particulière ainsi qu’une leçon qui la dépasse et la transcende elle-même. Les affaires sont un peu les “crash-tests” du fait démocratique. Nous sommes en quelque sorte les “victimes” de ces affaires (corruption, fraude fiscale…). L’affaire Karachi par exemple est l’histoire d’un État corrupteur qui devient corrompu. L’affaire Bettencourt consiste en ce que la protagoniste est une victime dans l’affaire, et non pas à l’origine de celle-ci. Cette affaire notamment met en exergue la manière dont on s’arrange parfois au détriment du bien commun. L’affaire Cahuzac compte, d’après Fabrice Arfi comme l’une des affaires les plus efficaces pour montrer les ravages de la fraude fiscale. Le scandale des financements libyens eût une ampleur un peu plus importante à l’échelle de la morale politique, de la géopolitique même, elle relevait presque du défi cognitif pour les citoyens. Dans l’affaire du carbone se reflète l’histoire vraie des affranchis français. Chaque histoire, chaque affaire porte une pédagogie qui porte bien plus loin que ses acteurs et ses faits. Arfi déclare avec pragmatisme que chaque affaire, associée à une manière d’enquêter, un contexte précis de découverte, a une place dans son cœur.
Le choix de vos “terrains d’investigation” ?
Les affaires émergent souvent de simples préoccupations, de tropismes éditoriaux. Sur l’affaire Karachi par exemple, Arfi et son équipe se sont fait “devancer” par Le Monde (qui avait mené à grande échelle des missions d’espionnage privé pour la DCN). Mais ensuite, les journalistes de Médiapart eurent brièvement accès à un cabinet d’avocat, à un dossier particulier confidentiel. Ce document contenait certains éléments sur 20 ans de corruption dans le domaine de l’armement… Cette affaire libyenne ainsi que l’affaire Cahuzac naissent de l’esprit mal tourné du journaliste, de sa volonté parfois immorale… Fabrice Arfi qualifie cela comme le “propre du journalisme”. En juin 2010, l’affaire Woerth-Bettencourt (qui n’était alors qu’une affaire de comptes non déclarés, etc.) mène à un réel conflit d’intérêts (Woerth est tiraillé entre le poste de trésorier et un autre poste éminent). Au même moment, le président de la commission des finances de l’Assemblée Nationale (il a des pouvoirs énormes et peut avoir accès a chaque dossier fiscal des contribuables français) est Jérôme Cahuzac. Il nie en bloc l’existence de l’affaire Woerth-Bettencourt et remet en cause les allégations proférées à leur encontre. Il était directeur adjoint de la campagne de François Hollande puis devient ministre du budget. En 2012, l’affaire de l’hippodrome de Compiègne éclate au grand jour. Cahuzac commande alors un rapport de justice de 12 pages sur cette affaire et déclare qu’il n’y a rien à reprocher à Éric Woerth. Les journalistes, dont Fabrice Arfi, commencent donc à émettre des doutes. La révélation de l’affaire émane d’un pur a-priori, d’un doute et presque d’un hasard donc… Chaque affaire a en fait une histoire différente : elle peut émaner d’un esprit fouineur qui était au bon endroit au moment opportun, du plus fin et discret des enquêteurs comme du journaliste hédoniste. Il n’y a pas de méthode précise pour “trouver” une affaire. L’instinct joue beaucoup, selon Fabrice Arfi.
L’émission Quotidien a été interdite d’accès à certains événements publics, en est-il de même pour Médiapart ?
Le Rassemblement National, qui a déjà bloqué l’accès à ses meetings à Quotidien, l’empêche également à Médiapart. Ils disent adorer la liberté de la presse et la prônent mais ils ne veulent en même temps pas que l’on parle ou que l’on communique quoi que ce soit sur leurs meetings. Ils craignent sûrement la pluralité des opinions des différents lecteurs, qui apprécieraient leurs propos de manière peut-être trop diversifiée pour eux… Médiapart a également eu des différends avec Jean-Luc Mélenchon : aurait-il des choses à se reprocher ? Personne n’est, dans l’espace public, intrinsèquement contre la liberté de la presse. Ce n’est tout bonnement pas possible, pour Arfi. Il craint cependant un glissement critique d’une méfiance envers les médias à une réelle haine du journalisme, de nos jours. Ce glissement peut s’avérer dangereux : peut-on accomplir des actions citoyennes — comme voter — avec un bandeau sur les yeux ?
Comment interprétez-vous l’évolution de la méfiance envers les journalistes ?
Nous vivons à une époque où la dangerosité de la haine du journaliste ne saurait être mesurée. La violence est parfois inqualifiable (attention cependant à ne pas faire d’amalgames, souligne Fabrice Arfi, ce n’est pas parce qu’un “gilet jaune” est violent que tous le sont, et il en va de même pour les CRS). C’est un moment critique que nous vivons. La vérité n’apparaît plus que comme une opinion comme une autre, les émotions sont mises en valeur et les appréhensions reposent plus sur elles que sur les vrais faits. On peut aussi évoquer les “faits alternatifs” de D.Trump. Guy Debord dans son Commentaire de la société du spectacle, (c’est en quelque sorte, nous explique Arfi, une prophétie sur ce que nous vivons aujourd’hui), prévoyait le “faux sans réplique” où le vrai n’est plus qu’un vulgaire moment du faux. Il cite alors Arendt, pour qui le danger vient de l’effacement de la frontière entre le vrai et le faux. Ce n’est pas le nazi ou le communiste stalinien qu’il faut craindre, mais cet effacement de la frontière, la fin de notre grammaire commune, sans laquelle on ne peut plus discuter ni faire société. Il y a également un problème avec les réseaux sociaux : on nous met directement en relation avec les articles avec lesquels le réseau sait que l’on sera d’accord (ce sont des “bulles de réassurance”) . Cela amène lentement à la création d’une forme de communautarisme. Le Président de l’Argentine, Mauricio Macri, a dit que, pour lui, “les journalistes ne disent plus la vérité”. En France, rappelle Fabrice Arfi, les CRS tirent dans la tête de journalistes, les “gilets jaunes” lynchent les journalistes parce qu’ils sont journalistes… La haine du journaliste est donc exacerbée en ces temps tumultueux, ce qui représente une réelle menace dont nous n’arrivons pas à réaliser l’ampleur.
Création de l’Agence Anti-Corruption, loi sur la moralisation de la vie publique, ces efforts sont-ils suffisants ?
Ces efforts sont notables mais sûrement pas suffisants. Sont apparues environ 15 lois de moralisation de la vie publique, et ce systématiquement après des scandales. On a eu besoin de ces affaires pour réglementer (ces lois n’étaient au départ pas dans les programmes présidentiels). Cahuzac a “permis” la création d’un office central contre la corruption, d’une haute autorité de la transparence de la vie publique et l’application de deux lois de lutte contre la fraude fiscale et la corruption (aucune n’était, à la base, dans le programme de François Hollande…) puis de la loi Sapin II. Cela est-il suffisant ? Non. On devrait peut-être prendre le bon de plusieurs démocraties et régimes qui nous inspirent (sans pour autant aduler un tel ou un tel modèle) et se baser dessus voire s’en inspirer pour réglementer la vie publique et éviter de tels scandales…
Parlez-nous de votre livre : D’argent et de sang…
Le livre est l’histoire d’une “intelligence de rue” qui a dupé l’intelligence des plus hauts placés du pays, à Belleville. Ils comprennent que la prospérité se fera en dehors des frontières imposées par le code pénal : par des escroqueries, et autres délits. Au même moment, dans le 16ème arrondissement, on a un “blouson doré”, mauvais élève qui devient trader. Il commet aussi des délits (d’initié) mais à la hauteur de sa classe sociale. Ces deux types de délinquants se retrouvent autour du poker. Ils se retrouvent à exécuter leurs actes délinquants, ou du moins à les préméditer, ensemble. 1,6 milliards voire 3 milliards d’euros furent dérobés à l’État à cause d’eux. On a d’un côté des quotas et de l’autre des gens qui créent des sociétés fictives pour s’infiltrer sur le marché : ce combo crée du réel argent et cela est étrange. L’importance des liens affectifs et financiers entre le “blouson doré” et sa famille et Netanyahou est à noter, car les délits sont alors banalisés et l’argent est presque blanchi. Le livre est écrit à la première personne, du point de vue de Fabrice Arfi.
“Le plus effroyable dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons”.
Le rôle du journaliste est alors de découvrir ces raisons, aussi diverses soient-elles. Dans cette affaire, d’ailleurs, et encore aujourd’hui, l’État ne sait ni où l’argent se trouve, ni quelle quantité exacte a été dérobée…
Merci à l’Agora de nous avoir accueilli et de permettre à La Manufacture d’assister aux conférences 2018-2019 dans le cadre de notre partenariat.
Mona Sabot