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Le sociologue Bernard Lahire présente son nouvel ouvrage à l’IEP : retour sur sa conférence

“Une lecture stimulante, parfois déconcertante mais toujours très intéressante” : Bernard Lahire vient présenter son nouvel ouvrage à Sciences Po Lille, Vers une science sociale du vivant : une “machine à faire penser”.

Trois spécialistes des constructions humaines et des sociétés étaient présents mercredi 26 février 2025, avec comme invité le sociologue Bernard Lahire, directeur de recherches CNRS au Centre Max Weber (ENS Lyon), et pour modérateurs Manuel Schotté, professeur de sociologie à l’Université de Lille, chercheur au CLERSE et Muriel Darmon directrice de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (EHESS).

Manuel Schotté commence par présenter  le sociologue Bernard Lahire : il est d’après lui un auteur majeur des dernières décennies en sciences sociales, à la fois prolifique et touchant à tous les sujets. Bernard Lahire vient présenter ses deux “derniers” livres.

Le premier ouvrage, Les structures fondamentales des sociétés humaines (Ed. La Découverte, août 2023) affiche en couverture un célèbre tableau de Paul Gauguin et est appelé amicalement “le grand bleu” par sa collègue Muriel Darmon. Le tableau résume l’ambition que se donne Bernard Lahire dans ce livre, celle d’étudier les figures parents/enfants.

Le deuxième ouvrage, Vers une science sociale du vivant, sorti en 2025 et appelé “le petit vert” par Muriel Darmon, vient résumer l’argumentaire du premier livre, mais il s’agit selon Manuel Schotté d’un ouvrage particulièrement original : il rend d’abord compte des structures fondamentales des sociétés humaines dans le temps et dans l’espace. Mais c’est avant tout la démarche de Bernard Lahire que le sociologue Schotté relève :  selon lui, il ne se cantonne pas à l’étude d’une seule société, il compare plutôt les sociétés humaines aux sociétés animales. Et puis c’est une démarche particulière, aussi, qui participe de l’originalité de l’ouvrage en question : Bernard Lahire embrasse des champs d’études très vastes, tels que la biologie évolutive, la paléontologie, et bien d’autres encore.

Puis le sociologue invité reprend la parole pour souligner les subtilités et la complexité de sa démarche : celle-ci a demandé à la fois tact et précision vis-à-vis des questions de domination largement développées dans l’ouvrage.

Dans ses deux ouvrages, il a fait l’effort de présenter le projet sous forme dialoguée et d’expliquer la genèse du premier livre dans le deuxième pour des étudiants “effrayés”.Il fait référence à Pierre Bourdieu, pour qui la richesse est la pluralité des disciplines. Lahire explique à quel point il a vécu le progrès scientifique et a vu les questions d’inégalités culturelles et scolaires dans des sociétés très différentes, notamment en Australie, au Japon, ou encore en Angleterre. Il a souvent vécu tout ceci comme une avancée importante en sciences sociales.

Alors, faut-il comparer différentes régions du monde ? Bernard Lahire explique avec ironie que la position de la femme n’est généralement pas considérée par les sociologues comme méritant une étude par régions. Il mentionne l’anthropologue français Alain Testart qui comparait des sociétés totalement différentes avec un objectif, celui de classifier les sociétés humaines et de comprendre comment elles s’enchaînent, ce qui n’est pas l’objectif de Lahire.

Une ambition collective selon lui est celle de se donner les moyens d’asseoir des savoirs. Il provoque l’auditoire en demandant : “Qu’est-ce qu’on a appris ? Y a-t-il eu des progrès ?”

“Les sociologues ne peuvent mettre fin aux désordres du monde” : cette citation n’est pas appréciée de Bernard Lahire (“Ce n’est pas ce qu’on leur demande !”), qui préfère ne pas citer l’auteur. Entre Darwin et Weber, Lahire examine plusieurs points de vue et paradigmes. Il mentionne un argument relativement commun qui consiste à affirmer que certaines sciences sont vouées à rester éternellement jeunes. C’est une idée que Lahire a beaucoup rencontrée dans le raisonnement sociologique, celle de dire, “Nous sommes une science jeune et une matière qui ne cesse de bouger, qui est mouvante. De fait, nous ne sommes pas en mesure de dégager des lois ou des énoncés généraux ou de prédire quoi que ce soit pour le futur puisqu’il existe des variations culturelles permanentes”. Pour Lahire, qui tient à réfuter cette idée presque préconçue, la transformation et la variabilité ne sont en aucun cas un problème. De plus, tout ne se transforme pas en permanence, certaines choses durent dans le temps. Il prend l’exemple de la biologie évolutive qui ne peut pas plus prédire de phénomènes que la sociologie.

Il existe également des convergences sociales et culturelles, qui fournissent une preuve de l’existence ou de la possibilité d’existence de lois sociales générales. En effet, devant des problèmes semblables, plusieurs sociétés se sont mises à “inventer” (Lahire n’aime pas particulièrement ce terme) des formes très analogues : on peut en effet retrouver tel ou tel objet similaire d’un pays à un autre. Ce sont bien des formes d’organisation et des modes de production qui tendent à être communs. Ce sont des lignes de force invariantes : Lahire demande à l’auditoire pourquoi parmi les premières formes de sociétés l’on trouve des dimensions qui existent toujours. Par exemple, il y a du droit dans toutes les sociétés.
Nous sommes une espèce sociale, aussi nous nous organisons collectivement pour la nourriture. Pourquoi, aussi, existe-t-il des systèmes de parenté dans toutes les sociétés ? Il y a à la fois des hiérarchies, des modes de domination, des inégalités, des rites et des institutions.

Bernard Lahire invite ensuite audacieusement à refonder les sciences sociales sur des bases plus solides. Il invite justement à faire deux types de comparaison : des comparaisons inter-sociétés humaines et des comparaisons inter-espèces ou plus exactement inter-sociétés humaines et non humaines. Par exemple, les éthologues (sociologues des sociétés animales non-humaines mais formés en biologie) travaillent sur les comportements sociaux d’espèces non-humaines.

Enfin, et c’est peut-être là que ressort toute l’originalité de son discours sociologique, Bernard Lahire invite à repenser le social comme non réductible au social humain. Il faut se demander pourquoi certaines espèces vivent en solitaire et d’autres sont sociales ? Nous nous mettons en groupe car l’union fait la force, afin d’assurer notre survie par rapport aux prédateurs, afin de nous défendre.

Le culturel, non plus, n’est pas réductible au culturel humain. Certains artefacts ne sont pas propres à notre espèce : il existe de l’apprentissage social chez les animaux non-humains (souvent par imitation, par mémorisation et par anticipation).


La sociologue Muriel Darmon fait ensuite une courte reprise, pour louer le travail de Lahire et pour poser ses questions : Elle se demande, par rapport au jeu que le sociologue entretient pendant tout l’ouvrage entre variations et invariants, s’il y existerait un habitus du vivant. Elle pose ensuite une question tout à fait propre à la démarche qu’est écrire un livre : “A quel public est-ce que tu veux t’adresser ? Au “grand public” cultivé ? Aux autres sociologues ? Quels effets souhaites-tu avoir sur le public ? Souhaites-tu que l’on utilise ce que tu fournis pour faire les choses différemment ou pour faire pareil que toi ? Et enfin, quels sont à ton avis les rapports entre domination et dépendance ?”.

Le sociologue Manuel Schotté fait lui aussi une courte reprise à la suite de Muriel Darmon : selon lui, la foi dans la science anime le travail de Bernard Lahire avec beaucoup d’érudition, mais une érudition qui n’est pas superflue, elle est au contraire au service de la réponse à une question. Une “machine à faire penser”, ce livre nous apprend énormément de choses sur le fonctionnement du monde social. Il mentionne le fait qu’en tant que sociologue, on a tendance à penser que les distinctions entre le social et le culturel se superposent, or c’est plus compliqué que ça. Comme Muriel Darmon, Manuel Schotté souhaite poser quelques questions à la fois directes et personnelles à Bernard Lahire : “comment le Lahire de la maturité revisite le Lahire de jeunesse ?”
Schotté apprécie enfin l’ambition de Lahire pour la discipline : “que penses-tu de la question : ‘Comment le culturel affecte-t-il le biologique ?’”.

Avec humour, Bernard Lahire répond aux questions de ses collègues : “oui, non, oui, peut-être” (rires), puis prend avec bienveillance toutes les questions de l’auditoire.




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